Impressionnante force évocatoire, maîtrise des méandres de la mémoire : le roman d’Adrien Genoudet est, magnifiquement, à la hauteur de son sujet : l’Histoire.
Rabattue au terme d’une lecture que seules les intimations des nécessités vitales (clope, café, sandwich) ont fugitivement interrompue, tant la coulée bouillonnante d’une langue qui charrie puissamment son flot d’images, de mots charnus, pulpeux, emporte avec elle l’attention du lecteur, – rabattue au terme d’une lecture qui a paru obéir à l’impulsion impétueuse, colossale de cette Histoire dont la poussée ravageuse (Première Guerre mondiale, puis Résistance), est comme arc-boutée sur cette autre force, dirigée en sens inverse, qu’est la mémoire, – rabattue donc, la quatrième de couverture du roman d’Adrien Genoudet, dont L’Etreinte, déjà, ne nous avait pas laissé indifférent, il persiste, flottant comme la trace d’un chat du Cheshire qui aurait troqué le sourire pour une bouche d’ombre, cela, justement : une bouche.
Celle-ci est partout, présente sous toutes ses espèces, point nodal et focal d’une imagination qui s’organise tout entière autour du trafic infini qui s’enfourne dans les lèvres et les dents. Il y a, évidemment, la parole, ses modulations et ses impossibilités. Au récit du narrateur, hôte temporaire d’une maison privée par la mort de son occupant, s’ajoutent les cassettes où figure la voix de celui-ci, Onésime, et ce qu’il a confié à un historien local, se rajoute la voix aussi de la voisine, Nicole, et puis ces longs tirets qui, dans le texte, matérialisent les relâches du discours, les agitations silencieuses de l’esprit et les immobilités de la bouche. Qui ne l’est jamais longtemps, immobile, tant, avec cette molle flexibilité qui est celle des lèvres, elle se transforme, se métamorphose, surgissant là même où sa juridiction anatomique semble ne plus devoir s’exercer. Ici, donc, tout est bouche, de bouche, à elle embranché, ventre ou nourriture : « abdomen » d’une usine, « trou béant mollusque » d’un moignon, voracité de l’œil qui engloutit les images, tel Onésime enfant devant les photographies des moulages des corps de Pompéi, qui ne peut, ne veut s’en extraire le regard.
Mais l’orifice obsédant est toujours rendu à sa fonction première, ingurgitation, manducation, absorption : tout le roman est imprégné de la pesanteur olfactive du gras, saturé de substances et de consistances. Il faut bien ça pour faire goûter, ou plutôt faire mâcher et remâcher, au lecteur cette masse mal digeste qu’est l’Histoire quand, pourtant, on doit, comme Onésime, comme Nicole, eux aussi, en faire sa pitance. Grand-père mutilé de 14, père mort dans un accident ferroviaire sous un tunnel, comme une cavité buccale monstrueusement embrasée, une bouche d’enfer, mère, elle, comme avalée par le destin, disparue : voilà l’histoire d’Onésime. Et puis, surtout, ce suc amer, comme d’une bile qui reflue de l’œsophage. Car, de la Résistance (belles pages, lucides, pondérées, sur ce qui incite une jeunesse à choisir le camp de la liberté), de cette Résistance dont Onésime fut partie prenante, il a connu les horreurs, la brutalité allemande, la sienne propre aussi. Bouche d’ombre, bouche d’égout.
Adrien Genoudet, Le Champ des cris, Seuil, 400 p., 21€