Faux roman d’aujourd’hui, véritable roman d’aventure spirituel, grande réussite : tel est le nouvel Aurélien Delsaux.
Qu’y a-t-il donc de si précieux, d’ordre si délicat et supérieur, dans le nouveau roman d’Aurélien Delsaux, qu’il doive le soustraire aux inquisitions indiscrètes ? Qu’y a-t-il de si vaporeux dans l’acception, de si haut quant au prix, qu’il faille le tenir à l’abri des profanes ? Le protéger, comme son Etienne de médecin tourné exécutant passif, sinon veule, au service d’un labo, s’est efforcé d’élever autour de lui et de sa petite famille les murs douillets et rassurants d’un foyer étanche, les parois lisses d’une sensibilité qu’il s’efforce à faire distante ?
Je ne dis pas qu’il y ait quelque chose à cacher. Nulle cachotterie ici, nulle affectation de coquetterie. La langue, qui conjugue le naturel aisé de la cadence, une élégance souple et sans ostentation et la pénétration imagée de la vision n’élude rien des mouvements heurtés, des perplexités ou des produits fantasques de l’esprit d’Etienne. Elle dit tout, cette langue, de l’affaissement intime qui lui fait perdre pied : débandade de son couple, fils et fille dépouillant leur réconfortante innocence, sentiment vif de n’exister qu’à l’orée du monde. Et tout cela à la lumière nette, forte et crue d’un éclairage sociologico-générationnel où les italiques figent et épinglent les locutions convenues, les téléphones tyrannisent l’attention, la bonne conscience trouve des faux-fuyants face aux iniquités de l’ordre économique, etc., etc. Lumière forte qui, comme telle, leurre, éblouit et détourne l’attention de qui voudra être leurré, aveuglé ou aurait le ricanement à la bouche. A l’image de la mort de Jean-Jacques Goldman (qui, outre qu’elle réaffirme l’imprescriptible indépendance du romancier quant aux faits, devrait mettre la puce à l’oreille, dire qu’il faut mettre un grain de sel dans sa lecture) qui enchanta les jeunes années d’Etienne, à l’image aussi du titre, ce Requiem pour la classe moyenne, à lui seul le texte de mille supputations : tout ici « fait sujet », comme on dit « fait sens », tout ici fait écran à un autre sujet, éclatant pourtant lui aussi, mais que d’aucuns ignoreront d’un haussement d’épaules, que d’autres seront prompts à railler.
Ce sujet-là, le seul qui justifie l’existence d’une œuvre, la marque des auteurs pour qui l’écriture n’est pas jouet ou instrument d’enregistrement, le signe sûr qu’on a affaire à un écrivain, un vrai et un bon – ce sujet tient en un mot, en trois lettres et mille incrédulités aujourd’hui : l’âme. Ecrit à l’enseigne de Job, dont un extrait sert d’épigraphe, baigné dans la nuit obscure des mystiques, réchauffé au soufre diabolique ici, secoué par les convulsions des derniers temps ailleurs, plus loin nourri d’un paganisme sylvestre, Requiem pour la classe moyenne trouve dans les tribulations d’une âme la force de son dessein, la puissance de ses effets, la profonde et touchante intimité de son sentiment et, disons-le franchement, sous l’humour, sa grandeur. Un livre de haute spiritualité sans rien de vieillot ni de radoteur : la gageure était ardue, elle est magnifiquement relevée.
Aurélien Delsaux, Requiem pour la classe moyenne, Notabilia, 224 p., 20€