Un club chic et une route nocturne aux abords de la ville sont les lieux d’une relecture de Giselle où le chorégraphe Martin Chaix libère l’amour de la morale bourgeoise à l’Opéra National du Rhin.
De quoi Giselle est-elle le nom au XXIe siècle ? Dans moins de vingt ans, ce « ballet fantastique » de la plume de Théophile Gautier, chorégraphié par Jean Coralli et Jules Perrot, fêtera ses 200 ans. Et que n’a-t-il pas vu en matière de relookage, de relectures et de parodies ! C’est l’histoire de la paysanne abusée par Albrecht, Duc de Silésie qui séduit la jeune fille sous couvert d’un pseudonyme, et c’est surtout celle de Giselle qui avait rêvé de s’élever socialement en se donnant au serial lover aristocrate. Peine émotionnelle, peine morale. Car elle finira chez les Wilis, vengeresses nocturnes car condamnées pour avoir trop dansé. Si le livret de Gauthier fait semblant de s’apitoyer sur la victime qui vit sa célèbre « scène de folie », on y retrouve en vérité la dialectique misogyne entre la vierge et la putain de la morale bourgeoise. Là-dessus, Martin Chaix, fort d’une carrière de danseur aux Opéras de Paris, de Leipzig et autres, livre un livret libératoire qualifié de « féministe ». Qu’est-ce à dire ?
Le chorégraphe et sa dramaturge allemande Ulrike Wörner von Faßmann relèvent le défi de nous parler, à travers Giselle, non du XIXe siècle mais d’aujourd’hui. Avec de grandes ambitions : « Changer de monde, ici et maintenant », c’est possible selon la dramaturge qui revendique que « les réécritures d’histoires ont un potentiel de transformation, même sur une scène de ballet. » Aussi cette relecture est nourrie « des initiatives comme One Billion Rising qui dénoncent la violence faite aux femmes », de #metoo et autres Femen. D’où une Giselle qui souffre certes de sa solitude et de voir son illusoire Albrecht draguer à tout va sur la piste de danse – on est ici dans un club urbain très chic – mais qui, portée par une solidarité féminine, va forcer l’immonde Don Juan à faire son autocritique, à genoux face aux Wilis qui sont ici un groupe queer vêtu de cuir noir, tendance West Side Story. Mais quand par miracle le Latin Lover prouve enfin à Giselle des sentiments authentiques et crédibles – ce qui change tout autant sa façon de danser – la proie prend son envol et sa liberté.
Cette façon de proposer à l’innocence incarnée une fin en harmonie et en autonomie ouvre sur la possibilité d’un amour sans perversion narcissique. Un vrai conte de fées moderne donc, avec sa moralité, qui s’inscrit dans le monde urbain. Seulement, il n’est pas certain que l’on puisse, en racontant une histoire telle qu’on aimerait la voir dans la vie, poser sur le plateau un acte politique et faire gagner l’art en même temps. Malgré la révolte, la sororité universelle, le cuir et l’ambiance urbaine, le véritable acte émancipatoire de cette production est sans doute d’avoir confié la direction de l’orchestre à Sora Elisabeth Lee, les femmes étant toujours ultra-minoritaires à la baguette, et d’avoir tiré des oubliettes la compositrice Louise Farrenc, contemporaine d’Adolphe Adam au talent au moins égal, comme le montre la présence de deux de ses symphonies aux côtés d’un best of de la partition originale d’Adam. L’acte politique a lieu dans la fosse d’orchestre où la cheffe s’envole presque avec ses gestes, comme pour encourager Giselle sur le plateau, telle une sœur d’esprit.
Giselle, Chorégraphie de Martin Chaix, musique : Adolphe Adam, Louise Farrenc. Les danseurs du ballet de l’Opéra National du Rhin, l’Orchestre symphonique de Mulhouse, Opéra de Strasbourg, les 18, 19 et 20 janvier, Mulhouse, Théâtre de la Sinne, du 26 au 31 janvier, Colmar, Théâtre, le 5 février