Partons d’un principe bancal : chaque pays aurait une obsession qui nourrirait sa littérature. Une question inconsciente qui traverserait un peuple, et celle-ci demeurerait, quelque soient les époques, les mœurs, les modes. Principe bancal, puisqu’il s’agirait de penser qu’existent des nations littéraires, ce qu’à Transfuge, journal cosmopolite par conviction, nous peinons à accepter. Mais difficile tout de même de ne pas reconnaître qu’existent des tropismes, qu’une tradition, qu’une langue amplifient. Et qu’un milieu littéraire plébiscite ou renforce. Ainsi en France, Michel Houellebecq et Annie Ernaux, les deux figures que le pays s’est choisi actuellement comme héraults littéraires, ont un point commun : ils témoignent de la colère de l’individu égaré dans la société, souffrant sous le joug d’un déterminisme qui les écoeure. Et tous deux transmettent la peur d’une classe moyenne qu’ils disent en péril. L’un par l’Islam, l’autre par la réforme des retraites. L’un se croyant dernier mâle blanc en voie de disparition, l’autre, pourfendeuse héroïque d’un patriarcat bourgeois qui ne disparaîtra jamais. Dans les deux cas, souffrance et colère face à une société aveugle, et hypocrite dans son progressisme. Dans les deux cas, il vaut mieux lire leurs livres que subir leurs épanchements médiatiques. Mais chacun choisira son combat. Léon Bloy versus Maxime Gorki. Je m’abstiens et préfère aller voir ailleurs. L’herbe n’y est pas plus verte, mais elle a le mérite d’être un peu moins connue.
Quoique. Deux figures américaines majeures publient aujourd’hui de nouveaux livres, Colson Whitehead et Paul Auster. Deux écrivains qui s’inscrivent dans la tradition du récit de la violence, qui, de Steinbeck à Bret Easton Ellis, est devenu l’un des éléments incontournables du Great American Novel.
Colson Whitehead signe Harlem Shuffle, (Albin Michel) : roman classique américain de la chute et de la rédemption, que Whitehead réinvente sous le prisme du racisme, et dans la communauté noire new-yorkaise des années soixante, marquée par la Seconde Guerre mondiale, et le combat contre la ségrégation. Auster, lui, publie un livre porté par l’indignation, Pays de sang (Actes Sud). Véritable pamphlet contre les armes à feux, ce livre nous mène sur les lieux de ces tueries de masse qui marquent ponctuellement la vie américaine. Comment les Etats-Unis demeurent-ils le pays occidental le plus violent ? L’un et l’autre nous répondent, Whitehead en montrant comment la criminalité est devenue une contre-société érigée à Harlem face au rejet de la société officielle, Auster, appartenant à la génération précédente, remonte l’histoire jusqu’aux Colons anglais qui vivaient armés par crainte des autochtones, voyant leurs descendants dans ces jeunes hommes solitaires et hargneux qui prennent le fusil de leurs parents pour aller tuer leurs camarades de classe. On retrouve la difficile résistance de chacun à la sauvagerie des rapports sociaux qui demeurent dans le pays. Bref, l’éternelle chanson de l’individu qui se débat, parfois avec violence, dans une société qui cherche à le broyer. Nous ne sommes pas si loin de l’herbe française. Oui, le principe de cet édito était bancal. Il n’y a qu’une littérature, celle de l’individu. Et celui-ci est aujourd’hui en colère.