Le poète et écrivain norvégien Rune Christiansen signe un roman d’une grande délicatesse sur le sentiment amoureux. L’Affaire des lubies du temps perdu a reçu le prix Transfuge du meilleur roman étranger de la rentrée d’hiver.
Une île battue par les vents et la pluie. Ce lieu qui ne sera jamais désigné autrement que comme « l’île », s’avère le cadre de ce roman au titre étrange, L’Affaire des lubies du temps perdu. Là-bas vit un homme qui cultive le mystère, et le goût de la littérature. Un solitaire et un indomptable, un poète et un jouisseur, balançant entre l’approximatif et le catégorique : un Prospero de notre siècle. Le récit commence lorsque Norma, sa fille, vient retrouver Torsten dans sa cabane. Que cherche-t-elle ? On ne sait pas bien, l’actrice vient de jouer Mitsou triomphalement en ville, et laisse derrière elle sa fille et ses projets, pour retrouver ce père, qu’elle a perdu de vue, sur cette île lointaine. Elle vient ici au nom d’une « lubie » qu’elle peine à saisir. De jour en jour, elle partage le quotidien de son père : boire du vin, marcher sur les falaises, lire, parler du passé. Si la piste shakespearienne est tentante, plus on avance, plus on se rend compte que tempêtes et vagues ne sont là que pour faire entendre une musique sourde : celle des amours enfuis. Celle de la possibilité du sentiment à s’estomper, et à renaître. Si « le temps perdu » figure dans le titre du roman, c’est bien parce que les deux protagonistes se présentent peu à peu comme deux témoins d’un monde disparu. Mais ils ne parlent pas du même lieu. Nul hasard que Torsten aime à parler de Beckett, et Norma de Colette : nous sommes entre un homme qui touche à la fin de son existence, et une femme qui veut croire à l’amour, d’hier et de demain. Ainsi évoquent-ils très vite la mère de Norma, que Torsten a aimée, puis a quittée, bien qu’amoureux d’elle. La mère qui apparaît par de brefs tableaux, dans l’esprit de sa fille et de son mari : femme abandonnée au soleil dans un hamac, femme diminuée dans la maladie, femme indécise, amoureuse et fuyante. Torsten raconte ainsi à Norma la fin de leur couple : « Quand nous nous sommes séparés, quand ta mère et moi sommes partis chacun de notre côté, c’était comme se frotter le visage pour se débarrasser d’un masque. » Image troublante de la fin d’un amour qui serait à la fois retour à la vérité, et perte de soi.
Autre figure amoureuse perdue, Jonathan, l’amant et le père de l’enfant de Norma, rencontré par hasard, et parti sans bruit. Christiansen décrit avec finesse le silence du couple séparé, qui se retrouve autour de l’enfant, qui refuse de sombrer dans la haine, mais qui ne parvient pas à se faire face. Norma, sur cette île, cherche un moyen de retrouver la vie, après la perte de Jonathan : « Une si grande partie de leur expérience commune allait demeurer en elle, perdurer, mais la mémoire ne devrait pas l’emplir toute entière, et les instants distinctement profilés devaient, même en plein jour, se muer en épisodes vagues, assoupis, en instants sans douleur, en quelque chose dont elle était maîtresse, si tant est que ce fût possible ». Le romancier joue minutieusement dans les mineurs de la perte amoureuse, nous menant dans les contradictions du sentiment, dans ses ravages aussi. Car Norma sur cette île, se perd et se sauve dans un même mouvement, se jetant sous la pluie, ou dans le premier bar, buvant jusqu’à s’effondrer, couchant avec le premier venu. Désastre de la jeune femme qui ne parvient pas à oublier l’homme qui l’a quittée, puissance de la jeune femme qui s’échappe par le plaisir. Le livre avance sans choisir, refusant la tragédie, tout comme la rédemption, jouant dans le lieu de l’expérience humaine, au sein de cette psyché féminine que Rune Christiansen restitue avec tant de délicatesse. Et peut-être faut-il attendre la fin du livre, pour saisir l’évidence : père et fille se reflètent en doubles, la mer est un miroir qui confond leurs visages et leurs récits, ces deux solitaires et amants, ces deux taiseux se savent semblables. Qu’est venue chercher Norma sur « l’île » ? Simplement l’origine.
L’Affaire des lubies du temps perdu, Rune Christiansen, traduit du norvégien par Céline Romand-Monnier, éditions Noir sur Blanc, Notabilia, 235p, 21,50 €