Grand film chinois censuré de Li Ruijun, Le Retour des hirondelles, autour d’un mariage arrangé et d’un pays qui se désagrège.
Voici un film chinois dont l’une des vertus repose sur les sévices qu’il subit. Il a été censuré, sa fin modifiée pour satisfaire à un happy end de pacotille. Il est quand même sorti en juillet 2022 et il a rapporté cinquante fois plus que son budget initial. Puis, en septembre, à la veille du XXe congrès du parti communiste, il a été retiré des salles et des plateformes. Il devait être le grand entretien de Transfuge. Or le cinéaste et ses proches, qui jouent dedans, sont menacés par les sbires du pouvoir. Ils ne peuvent ni sortir, ni s’exprimer. Mais de quoi s’agit-il ? D’abord d’un mélodrame rural, d’une fable réaliste, et d’une manière de filmer, donc d’un certain cadrage. Dès le premier plan, il est question d’un cadre, d’une ouverture dans un mur de ferme, d’un carré qui ressemble à celui des salles obscures, par où la lumière du projecteur se répand sur l’écran. L’histoire commence donc ainsi, par l’humble géométrie d’une mise en abyme – un cadre dans un cadre -, à partir de quoi les personnages peuvent apparaître dans un monde aride et dur. C’est qu’ici, cette province fortement désertique du centre nord de la Chine est universelle. Un homme et une femme mûrs, qui subissent les coups et les humiliations de leurs familles respectives depuis leur naissance, sont les objets d’un mariage arrangé, qui permettra de s’en débarrasser. Ils sont silencieux, c’est comme un film muet entre eux, dans les couleurs splendides des travaux et des jours. Grandiose école chinoise du plan large, du plan séquence, et des lumières à l’intérieur. Puis advient la parole à travers deux canaux : la culture de la terre d’une part, les soins prodigués par l’homme vers la femme meurtrie d’autre part, qui très vite, lui rend la pareille. La force du cinéaste, c’est qu’il n’y a rien de larmoyant ni de sentimental dans cette romance violentée de toute part. Tout y est crédible. En arrière-fond, il y a les sombres manœuvres du comité régional du parti, ses heureux et ses damnés. C’est le règne si particulier du bling bling rouge et confucéen, où Marxisme et Mercedes font la paire, sous le patronage d’une tradition non plus exterminée par une révolution culturelle, mais détournée, manipulée pour les besoins les plus grossiers. Il y a des affaires de transfusion sanguine, de dettes, d’expropriation des terres, de relogement dans des appartements modulaires où tout un pays devient une banlieue sérialisée à l’extrême… L’autre force du film, c’est de n’être jamais lourd dans les sens multiples que revêtent toutes ces scènes. La transfusion y est tout à la fois un vampirisme social et un acte altruiste. Les dettes ne sont pas celles des pauvres à l’égard des riches, mais l’inverse, celles de riches incapables de payer les récoltes. On aurait aimé entendre Li Ruijin nous présenter tout cela. Quiconque se rendait dans l’ex-empire du Milieu au début des années 2000 y ressentait le Zeitgeist de notre planète, l’esprit du temps, une autre façon de considérer les problèmes internationaux, une énergie sans limite marquant une jeunesse pleine d’espoir et de projets, et qu’on croisait dans d’énormes boîtes de nuit à Shanghaï et d’autres villes sorties du néant, ou bien au détour d’un karaoké dans quelques villages en crise. Désormais, c’est terminé. Le Zeitgiest n’est plus en Chine, malgré son étendue, ses matières premières, ses nouvelles routes de la soie. Le néo-maoïsme en cours ne parle qu’à quelques vieux dirigeants et leurs polices. Les hirondelles sont parties ailleurs.
Le Retour des hirondelles. Li Ruijun, ARP, sortie le 8 février
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