Elle n’en finit pas de chasser les fantômes. Un an après Anaïs Nin au miroir dans lequel elle interprétait l’autrice américaine, Dea Liane s’empare de la chanteuse syrienne Asmahan dans le déroutant Cœur au bord des lèvres.
Mélancolique. C’est l’atmosphère dans laquelle nous immerge la mise en scène de Dea Liane. Un presque seul en scène –elle est accompagnée au piano et à l’accordéon par le discret Simon Sieger- qui s’ouvre par une citation, projetée sur le mur de l’Éloge du risque, de la philosophe Anne Dufourmentelle : « Au risque que de l’inconnu / Au risque des nuits blanches… ». Et c’est peut-être au creux d’une nuit sans sommeil que nous pénétrons. Des lampes tamisées, un piano droit, un transistor, un paravent, un sol noir, discrètement scintillant. Nous sommes dans la loge d’Asmahan au Caire en 1944. Quelques mois avant que la magnétique chanteuse et actrice, seule rivale de l’immense Oum Kalthoum, ne périsse mystérieusement, noyée dans les eaux du Nil, à l’âge de vingt-sept ans. Elle apparaît comme on l’a décrit : sublime brune aux yeux verts, incandescente, à la fois femme fatale et désinvolte. Et bien sûr pleine de tristesse. Tout invite à la confidence. Une heure durant, Asmahan, qui apparaît d’abord vêtue et voilée de noir, s’y livre, par ellipses. Mais avant, juste après avoir fait surgir ce fantôme plein de grâce et de mélancolie, c’est Dea Liane elle-même qui apparaît, en chemisier fleuri et pantalon blanc. Elle s’installe quelques instants au bord de la scène pour nous parler de son enfance à Beyrouth, de sa mère, Syrienne de Homs. Une confidence, parfois un peu déconcertante, pour mieux comprendre qui elle va interpréter et ce que représente pour elle « la voix pleine de larmes d’Asmahan ». En 27 ans, la fascinante Asmahan a joué dans deux films, enregistré une trentaine de chansons, a été espionne, princesse, intermédiaire pour le Général de Gaulle auprès des Druzes. Elle a multiplié les fêtes, les scandales, les orgies peut-être. On a aussi parlé de tentatives de suicide, de mariages et d’au moins une tentative de meurtre… Mais rien n’est resté de ses pensées. Aucun entretien, aucun journal intime. Juste beaucoup de récits qui embellissent ou salissent une vie marquée par la gloire et le déchirement amoureux et maternel. Dea Liane s’aventure avec finesse dans les silences d’Asmahan. Mêlant image d’archives, extraits silencieux de films, anecdotes, et chansons, qu’elle interprète d’une voix très différente de celle de la princesse druze, elle joue de sa ressemblance physique pour s’immiscer dans des costumes qui ressemblent aux siens, pour se maquiller comme elle. Elle se livre aussi au jeu de la fausse interview. « Pour dormir, verveine ou hibiscus ? Whisky », répond par exemple la chanteuse. Sans parvenir à capturer l’âme d’Asmahan, Dea Liane esquisse un portrait de la chanteuse qui se révèle en creux être un peu le sien, celui d’une actrice amoureuse des risques et avide de vivre. Et rend hommage à une artiste qui ne semblait trouver un repos à sa mélancolie que dans la musique et le tumulte. « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », écrivait Hölderlin. La périlleuse façon de vivre d’Asmahan l’a tuée, mais lui a aussi permis de s’inscrire dans l’éternité.
Le cœur au bord des lèvres, mis en scène par Déa Liane à l’Athénée Louis Jouvet jusqu’au 22 février et les 2 et 3 mars à Châteauvallon-Liberté, scène nationale de Toulon