Amir Reza Koohestani, metteur en scène iranien, signe En transit, spectacle sur la condition d’exilé, inspiré par Transit d’Anna Seghers et sa propre expérience.
« C’est la loi, vous devez attendre. » Celle qui prononce ces mots apparaît sur un écran : une femme blonde que ses deux interlocutrices regardent depuis la scène. L’une d’elles est une avocate bénévole. Ce qui rend l’autre – un homme, en fait, interprété par une comédienne – plutôt méfiant. Dans cet univers opaque où les cloisons transparentes s’avèrent des obstacles infranchissables vous séparant du reste du monde et où la loi s’exprime par écran interposé, même la personne la plus bienveillante semble participer au cauchemar qui accable les héros d’En transit.
Le spectacle, créé en mars à la Comédie de Genève, s’inspire d’une mésaventure arrivée à Amir Reza Koohestani. En 2018, à l’aéroport de Munich, le dramaturge a subi une garde à vue de plusieurs heures avant d’être renvoyé en Iran. Il avait dépassé de cinq jours les quatre-vingt-dix que son visa l’autorisait à rester dans l’espace Schengen. Quelque temps après cette expérience, on lui a proposé de créer une version pour la scène du roman Transit, d’Anna Seghers. De ce premier travail est née l’idée d’un spectacle où à sa longue attente, bloqué par des tracasseries kafkaïennes dans l’aéroport bavarois, se mêleraient des extraits du roman.
Koohestani s’est souvenu qu’à ses côtés en garde à vue d’autres détenus risquaient le pire en étant renvoyés dans leur pays : la prison, la torture, voire la mort. Impossible de ne pas faire le rapprochement avec les personnages traqués évoqués dans le livre d’Anna Seghers. Fuyant le régime nazi en 1940, ils attendent à Marseille d’embarquer sur un bateau direction l’Afrique du Nord, le Mexique ou les Etats-Unis. Pour cela ils ont besoin d’un visa dont l’obtention est soumise à des conditions drastiques.
Koohestani met en scène son propre personnage, interprété par la comédienne Mahin Sadri. Son histoire en croise d’autres, parfois tirées du roman. Il y a cette femme qui a reçu une attestation de bonne conduite – indispensable pour se voir délivrer un visa pour les USA – de la part d’un couple d’Américains. En échange, elle doit ramener leurs deux chiens de l’autre côté de l’atlantique. Mais les deux molosses doivent à leur tour être certifiés comme appartenant bien à des Américains, sans quoi la femme ne peut pas prendre de bateau. Il y a aussi cet homme, Seidler, en possession d’une valise appartenant à un écrivain mort suicidé dans sa chambre d’hôtel. Seidler se démène pour faire obtenir un visa à une femme dont il est épris. Cette femme est l’épouse de l’écrivain qu’elle croit vivant. Elle le cherche partout dans Marseille ignorant que Seidler se fait passer pour son mari.
Superposant les époques, le spectacle se révèle un vertigineux labyrinthe spatiotemporel mêlant espace concret et espace mental, où les effets de miroirs et les jeux de caméras démultiplient personnages et points de vue. Cet univers en clair-obscur hanté par le désir de départ vers un avenir inaccessible, acquiert bientôt une dimension poétique voire métaphysique, où la notion de « transit » prend un sens plus large, dont témoignent ces mots de Seidler : « Pour la première fois, j’ai alors réfléchi sérieusement à tout, au passé, à l’avenir, aussi impénétrables l’un que l’autre, et même à l’état qu’on appelle, en style consulaire, le transit, et dans le langage ordinaire, le présent ». Admirablement construit et mené de main de maître, un spectacle soufflant.
En Transit, Amir Reza Koohestani, CDN Orléans, 15 et 16 mars.