Dans la lignée de Bakst, son aïeul, Lara Barsacq, chorégraphe formée à la Batsheva, rend hommage aux Ballets russes. Avec IDA don’t cry me love, elle offre un rituel dansé et chanté à Ida Rubinstein.
« Ida y vuelta » disent les Espagnols quand il s’agit de voyages qui renforcent le lien entre les êtres, sans perdre son ancrage. C’est en ce sens que Lara Barsacq fait des allers-retours entre Ida Rubinstein, sa propre histoire familiale et le présent. La petite-fille d’André Barsacq, éminent metteur en scène et directeur du Théâtre de l’Atelier à partir de 1940, est aussi l’arrière-petite-nièce de Leon Bakst, peintre et costumier-décorateur au service des Ballets russes de Serge de Diaghilev. Entre autres, pour Ida Rubinstein, la riche héritière, sulfureuse femme du monde. Quand Lara Barsacq crée son trio féminin IDA don’t cry me love, le propos est justement de lier les histoires de femmes vivant aujourd’hui à celle d’une artiste oubliée : « On l’aime ou on ne l’aime pas, mais pour son époque, elle était un vrai phénomène. Ida est bisexuelle et se dénude sur scène en 1908, ce qui choque jusque dans sa propre famille. Son beau-frère la fait interner en psychiatrie avant que sa tante ne réussisse à la libérer. Ayant hérité d’une fortune, elle peut commander des œuvres à de grands artistes et met tout son argent dans l’art. Elle travaille avec Stravinski et commande à Maurice Ravel le Boléro. Cocteau ou Nijinska sont vraiment fascinés par elle. Elle incarne l’aura d’une époque et je voudrais que le public retienne qu’elle a sa place dans l’histoire de l’art. »
Ida irrésistible
« Ida sin vuelta » : La Rubinstein naît à Kharkiv en 1885 et grandit à Saint-Pétersbourg, dans une famille juive qui a fait fortune dans le sucre. En 1909, elle quitte la Russie, pour toujours. Crée des rôles avec les Ballets russes, à Paris. Meurt à Vence, en France en 1960 après un passage par Londres, quand Paris est occupé par les Nazis. Face aux critiques de ses spectacles aux relents antisémites, ou à la spoliation d’une partie de ses biens parisiens par les occupants allemands, elle cherche et défend sa liberté d’artiste et de femme. Pendant les deux guerres mondiales, elle soigne des blessés. Leon Bakst aussi doit quitter sa patrie, suite à la Révolution d’octobre. En 1909 il avait partagé avec Rubinstein la création de Cléopâtre, Théâtre du Châtelet. Et il était présent dans la maison familiale où grandît Lara Barsacq, grâce à une affiche sur laquelle figurait Ida Rubinstein, peinte par Bakst. Pour la petite Lara, l’appel qui s’en dégage était irrésistible :
« Cette image me donnait envie de danser et je me déguisais comme Ida sur l’affiche. C’était un personnage atypique avec des poils sous les bras. Et j’adore l’esthétique de Bakst. Ses tableaux sont colorés, toujours en mouvement, et il s’en dégage une vraie sensualité. Rubinstein était la muse de Bakst, dans une relation qui était inspirante pour les deux. Bakst lui dévoile certains secrets artistiques et il la peint énormément et réalise des photos d’elle. Déjà dans Salomé elle porte, avant de se dénuder, un habit créé par Bakst. Elle était longiligne, assez maigre, et il était fasciné par son corps. C’est par ailleurs Bakst qui la présente à Serge de Diaghilev, à qui il dit : « Viens voir ce phénomène ! » Quand l’Église orthodoxe veut censurer Salomé, en raison de son thème et parce que c’est une pièce écrite par Oscar Wilde, Bakst lui dit : « Tu n’as qu’à en faire une pièce de danse et de mime, comme ça il n’y a rien à censurer. » Dans IDA don’t cry me love, on a un tableau en fond de scène, une tapisserie réalisée par Sofie Durnez dans une esthétique qui vient s’inspirer des Ballets russes et de Bakst, et des motifs issus de la vie de Rubinstein. Il y a une femme nue car nous avons envie de parler de corps libres, une sorte de végétation et un léopard. Car Rubinstein avait un léopard. »
La mort du père
À la scène comme à la ville, les histoires ne cessent de se croiser. André Barsacq naît en 1909 en Crimée, quand Rubinstein danse déjà à Paris. En 1936, il crée à l’Opéra de Paris les décors et costumes du ballet Sémiramis avec Rubinstein déclamant un poème de Paul Valéry sur une composition d’Arthur Honegger. Le lien entre les deux familles passe par Leon Bakst. Ente Ida et Lara, il passe aussi par la mort. Ida Rubinstein perd ses parents à l’âge de huit ans, Lara Barsacq son père quand elle a dix ans. Celui-ci avait épousé une peintre et qui plus est, une Israélienne. Ce qui donne un autre tournant à la vie de sa fille. Lors d’un séjour familial en Israël, déjà diplômée à Paris au CNSMDP, elle participe à un stage avec la compagnie Batsheva. Et entre dans la troupe où elle dansera pendant quatre ans et crée ses premières chorégraphies, encouragée par Ohad Naharin, le directeur. Elle vit neuf ans en Israël, parlant hébreu et travaillant aussi comme chorégraphe en dehors de la Batsheva. De retour en Europe, elle danse comme interprète pendant quinze ans, avant de se remettre à chorégraphier pour réunir ses multiples histoires : « Au départ, c’est personnel, j’ai envie d’aller voir Leon Bakst, parce que c’est en lien avec la mort de mon père et j’avais donc envie de chercher dans cette partie de ma généalogie. J’ai plongé dans les récits autour des possibles créatifs chez ces têtes pensantes au sujet de l’art finalement assez sacré qu’est la danse. Puis une archive mène à une autre, une fascination à une autre et ça m’a aussi fait découvrir que ces femmes ne perdurent pas dans l’histoire. Et j’aime l’idée qu’on va faire une sorte de rituel pour célébrer la mort d’Ida qui s’était retirée du monde, pour arriver à parler du deuil, de la mort, du désir et permettre aux gens de se projeter pour qu’on finisse par se dire : J’ai rencontré Ida et chacune des interprètes, et on a parlé de Salomé, Shéhérazade, Cléopâtre. En somme, de pas mal de femmes… »
IDA don’t cry me love de Lara Barsacq. Chaillot Théâtre national de la danse. Du 29 mars au 1er avril