En adaptant L’Établi de Robert Linhart, Mathias Gokalp revisite les luttes de 68 et interroge leur pertinence aujourd’hui.
Militant marxiste d’obédience maoïste, normalien, Robert Linhart avait décidé comme ses camarades d’aller travailler en usine après mai 1968, pour vivre l’expérience ouvrière et pour fomenter la révolution. De ces mois chez Citroën, il avait tiré un livre célèbre, L’Établi, que le cinéaste Mathias Gokalp porte aujourd’hui à l’écran. Si le cinéma a déjà représenté la grande geste de mai 1968 (les manifs, les affrontements avec les CRS, les discours des leaders…), peu de films se sont intéressés aux retombées et prolongements moins médiatisés du mouvement, et c’est là le premier mérite de L’Établi. L’autre vertu du film est de faire la part des choses entre l’empathie pour Linhart et la lucidité sur les limites de son expérience. Linhart était un maoïste pur et dur, un allumé de l’utopie révolutionnaire, volontiers sectaire, alors que Gokalp est de gauche mais moins intransigeant, plus cinéaste, donc plus humaniste. Il dresse ici (avec le remarquable comédien Swann Arlaud) un portrait tout en nuances de Linhart, montrant son mysticisme révolutionnaire, son obstination dans la lutte pour la Cause, mais aussi ses doutes, ses hésitations, son intériorité dialectique, les débats avec son épouse. De même qu’il dépeint les aspects positifs de l’expérience de l’établi, la façon dont Linhart transmet aux ouvriers le goût du combat, mais aussi ses côtés plus critiques : une partie des travailleurs n’acceptent pas qu’un prof prétende être leur égal, d’autres perdent leur emploi parce qu’ils ont été entraînés dans une grève, et l’expérience se conclut par un échec patent aux yeux de Linhart. La révolution n’est pas advenue, l’ordre des choses est demeuré le même, le capitalisme a perduré malgré quelques avancées sociales. (On sait aussi que le vrai Robert Linhart a connu ensuite de longues années de dépression et de mutisme).
Au-delà de la question de savoir si l’établi a été un succès ou un échec, le film s’attache à recréer ce qu’a été la classe ouvrière (les ouvriers sont interprétés ici par de jeunes acteurs excellents), sa solidarité, sa chaleur humaine, sa diversité (leur seul point commun est le travail à la chaîne, dit le réalisateur), sa conscience de classe et de force de progrès social. Gokalp et son équipe ont aussi recréé une chaîne de fabrication de 2 CV, et voir ces véhicules iconiques défiler en pièces détachées puis sortir rutilants en bout de chaîne participe de la séduction visuelle du film (et aussi d’un effet madeleine nostalgique à la Goodbye Lénine). La question que soulève implicitement le film est aussi de se demander si les formes de lutte des années 60-70 sont encore pertinentes aujourd’hui. On aurait envie de répondre oui et non. On n’imagine pas Thomas Piketty faire de la manutention dans un entrepôt Amazon ou Clémentine Autain enfourcher son scooter pour Deliveroo. En revanche, la grève, la conscience de sa force collective restent des outils pertinents, comme le montre l’actualité de ces dernières semaines. Documentant un épisode important de l’histoire des combats politiques et sociaux, L’Établi résonne aussi aujourd’hui.
L’Établi de Mathias Gokalp avec Swann Arlaud, Mélanie Thierry, Denis Podalydès, Olivier Gourmet…, Le Pacte. Sortie le 5 avril
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