« Une tortue omnisciente », c’est ainsi que Martin Amis désignait Saul Bellow. James Wood, le fameux critique du New Yorker, en rit encore. Mais le rire va prendre fin : Martin Amis est mort le 19 mai d’un cancer de l’œsophage : il a suivi la tortue, à qui il ressemble un peu. Et je le suppose sans mal en ce moment, entre Bellow et Updike, Roth et Dickens, s’allumer une nouvelle cigarette, buvant un bon verre de vin et lançant un énième débat sur le monde tel qu’il va. Une fois il m’a dit, un écrivain doit dans son livre accueillir son lecteur comme dans son salon, devant la cheminée, en ouvrant une bonne bouteille. Il ajoutait en souriant : pas comme Joyce, qui convoque son lecteur dans un sous-sol mal chauffé, à lui tendre une assiette de petits pois… Comment allons-nous faire maintenant que nous ne serons plus invités chez Amis ? Comment allons-nous retrouver la vigueur, l’humour, la finesse et l’impertinence de Martin Amis ? Dans notre époque de diktats, où les idées même de débat et d’impertinence semblent appartenir au siècle dernier, son absence va être difficile à combler. Mais j’entends le rire d’Amis : « le présent n’est pas toujours cette cave aux murs couverts de merde que l’on veut voir », disait-il en se moquant des pessimistes innés et autres déclinologues, qu’il n’était pas. Il est mort en grand vivant, ce n’est pas une chance donnée à tous les écrivains : ses Mémoires, Inside Story il y a trois ans, étaient savoureuses, émouvantes, toujours justes. Racontant son enfance entre le lointain Kingsley et sa belle-mère, fascinante romancière Elizabeth Jane Howard, rendant hommage à son cher ami des débuts en presse et littérature, Christopher Hitchens dans le Londres qui s’éveillait à la liberté des années soixante, et puis brossant les portraits rapides, féroces à souhait, de ceux qu’il a rencontrés à Londres comme à New York. La vitesse d’Amis pour cerner celui qui lui faisait face était frappante. Habitude du journaliste qui écrit sur la crête de l’expérience, mais surtout nature du romancier, qui cerne, ausculte, dessine en trois traits. Et Amis était profondément, intrinsèquement romancier. Quand je l’ai rencontré pour la première fois, il y a dix ans, il m’accueillait de sa silhouette de danseur du Bolchoï, et me parlait pendant près de deux heures de littérature. Il se promenait dans la pièce, débattant entre les ombres de Dickens et Updike, mais aussi prenant à témoin les critiques de la presse anglaise, qui l’éreintaient à chaque parution ou presque. Celui que l’on a accueilli dans les années soixante-dix en wunderkind, lui octroyant le prix Somerset Maugham à vingt-quatre ans, n’était plus aimé par Londres. Il ne s’en fichait pas, non, Amis n’était pas du genre détaché. La Grande-Bretagne s’avérait sa grande affaire, et même lorsqu’il la quitta pour vivre à New York, ses spectres demeuraient européens. Ce jour-là, nous parlions de Lionel Asbo. Il demeure l’un de mes personnages préférés parmi les dizaines que Martin Amis a offert à la littérature britannique. Le héros de Lionel Asbo ou l’état de l’Angleterre, était un pur produit de notre époque : le jeune criminel de Londres, le mec à chiens, la pure raclure, qui gagne au Loto et devient millionnaire. Aujourd’hui, il aurait son compte Insta, et se prendrait en photos entre deux bimbos, son Rottweiler, et sa piscine à Formentera. Amis plongeait dans la boue de son époque, et en ressortait ses pépites grotesques, comme Asbo, incarnation de la vulgarité et du populisme contemporain. IL adorait décrire cette petite ménagerie d’aujourd’hui qui crache sur les médecins, les scientifiques, les intellectuels, les artistes, mais vénère les types comme Asbo, et autre nobody qui a fait fortune, ou a réussi à faire parler de lui. Par la parodie, il touchait juste, Amis, sur le délire secret de notre époque qui se méfie profondément de l’intelligence et de la connaissance. Difficile d’oublier cette scène qui voit Asbo, submergé par l’ennui, essayer de lire un livre : « Un peu d’histoire. Le jour J. Omaha Beach. D’abord ça paraît correct. Et puis après une page ou deux, je…Après une page ou deux, j’arrête pas de penser que le livre se fout de ma gueule. Hé, tu te fous de ma gueule ? Et puis, ça te fout en rogne, et tu arrives pas euh, à te reconcentrer… »Il disait emprunter son sens du grotesque à Dickens. Peut-être, mais il se faisait aussi dans sa phrase plus virulent et condensé que cela. Pour saisir Amis, il faut lire Guerre au cliché, son recueil d’articles sur la littérature. On y voit comme il n’a jamais cessé de débattre avec lui-même. Affiner, toujours. En interview, il s’énervait : « on ne peut pas écrire « une chaleur écrasante », ou « un froid mordant », ce n’est juste pas possible ». Les clichés, dans la phrase comme dans la pensée, le rendaient fou. Il allait loin dans la discussion qu’il menait avec lui-même : la Veuve enceinte, nous mène dans les contradictions de la liberté sexuelle, et offre un portrait bouleversant de femme esseulée. Ce fut une des rares fois où Amis parla de sa sœur, assassinée par un chauffeur de taxi. Et puis il y eut son dernier roman, La zone d’intérêt, adapté aujourd’hui par Jonathan Glazer. On lui reprocha d’avoir vu à Auschwitz une possibilité de grotesque. La question mérite que l’on s’y attarde, et nous l’avons fait à l’époque. Ce n’est pas son grand livre, mais Amis était un Européen d’après-guerre, il lui fallait explorer ces lieux-là. Il l’avait déjà commencé dans La Flèche du temps, il poursuivait. Peut-être pourrait-on retenir d’Amis cette étrange mission qu’il s’était confiée, d’aller dans les lieux les moins aimables de notre temps. Non pas seulement « dénoncer », mais gratter là où lui-même se sentait en danger, s’impliquer dans ses propres contradictions, aller dans des zones à risques. À nous de prendre le relais. Et à lui, de continuer cette soirée infinie de débats et de bons vins, parmi cette bande d’écrivains qui nous manquent tant.
Tu nous manqueras Martin Amis
À nous de prendre le relais