La Chine, réveillons-nous.
La puce nous est venue à l’oreille, un jour de ces derniers mois, lorsqu’après avoir vu un excellent film, Le Retour des hirondelles, nous décidions d’interviewer son réalisateur, le chinois Li Ruijun. La productrice et l’attachée de presse nous expliquèrent alors qu’il lui était impossible de donner une interview, interview qui le mettrait dans de beaux draps, et c’est un euphémisme. Cela fait des années que nous nous entretenons avec des réalisateurs chinois, c’était la première fois que nous avions à essuyer un refus de la sorte. Quelque chose se passait en Chine, sous l’ère Xi Jinping, qui sentait le moisi. Cette manière de ne plus pouvoir parler de son film, et encore moins de son pays, en tout cas sous son angle politique ou sociétal, nous a paru inquiétante ; et de cette inquiétude est née notre envie d’en savoir plus, d’enquêter sur cette censure qui ne dit pas son nom et que personne ou presque dans la presse, n’évoque en profondeur. Bien nous en a pris : la censure chinoise, polymorphe mais bien réelle, est monstrueuse. Il y a déjà en Chine des artistes, tous domaines confondus, emprisonnés, rééduqués et même, pour certains d’entre eux, disparus. À partir de là, de ce constat, de ces informations fiables, comment peut-on se contenter d’être dans une forme de relativisme, là où dans cette dictature, la censure en est déjà à un degré considérable ?
Aucune forme de censure n’est acceptable en art, nous ne cessons de le répéter dans ces colonnes, et c’est un combat que nous menons, forts de nos convictions, mois après mois, contre #Metoo en particulier, et les wokes en général. Il nous a paru par conséquent essentiel de participer sans plus tarder à une prise de conscience plus générale que la Chine est de plus en plus dure avec ses artistes, et rien ne nous permet de penser hélas, tant que le système communiste/capitaliste qu’incarne Xi Jinping perdure, qu’elle fasse machine arrière. J’entends déjà des voix nous dire qu’il ne faut pas exagérer, que c’est plus complexe que ça, et que rien ne prouve qu’on aille vers pire, vers des camps. Mais outre le fait que nous sommes déjà très loin dans la guerre contre les artistes et intellectuels en Chine, qui aurait cru, il y a quelques années, alors que la petite rumeur qui bruissait chez nous, en Occident, affirmait que la Chine s’éveillait, que le capitalisme allait ouvrir là-bas une ère démocratique, que des camps de Ouïghours se dresseraient ici et là dans le pays ? Il n’y a ainsi aucune raison de penser que d’autres camps pour d’autres types d’individus, ne se mettent pas en place. Et comment ne pas vouloir être d’une vigilance maximale quand nous avons en mémoire ce qui s’est passé sous l’ère Mao ? Devrons-nous attendre un témoignage tel que celui de Jean Pasqualini en 1974, seulement deux ans avant la mort du grand Timonier, dans Prisonnier de Mao, sept ans dans un camp de travail en Chine, pour nous réveiller ? C’est vrai que certaines ont fort à faire sur le tapis rouge à Cannes, pour dénoncer « le système patriarcal » insensé, d’une violence inouïe en France, qui oppresse, opprime, asservit ces actrices en robe Chanel. On préfère en rire.
Mort de Sollers
Le rire, justement : Sollers était l’ironie incarnée, son arme voltairienne, son coup d’épée dans la plaie. J’entends encore son rire de fumeur, nous rappelant à l’ordre : l’actualité, les petites phrases, la vie littéraire et politique, « allons, allons, revenons aux choses sérieuses : la littérature. Le reste ? Dérisoire. » Tout était littérature chez lui, au sens de l’inactuel, des idées, du style. Il avait fait notre couverture en 2010, puis nous ne l’avons plus quitté, chroniquant tous ses livres ou presque, interviews, portraits, articles. À sa manière, et encore aujourd’hui après sa mort, il s’accordait parfaitement à notre ligne éditoriale : liberté avant tout, littérature avant tout, style avant tout, méfiance absolue à l’endroit de tous les « ismes », du féminisme au fascisme, le goût du beau, le goût de l’irrévérence, le goût des nuances. Stendhal et Casanova pour le bonheur, Sade et Bataille pour l’irrécupérabilité. Ses livres étaient « plein d’odeurs légères », comme disait Baudelaire qu’il aimait à citer.
Ses livres, il y en eut quelques mauvais, c’est vrai. Toujours les mêmes : les autobiographiques. Sollers avait peu de contact avec lui-même, avec son moi profond, il n’avait pour ainsi dire pas grand-chose à dire à son propos. Avec l’âge, en revanche, il entama un dialogue qu’il n’interrompit qu’à sa mort, avec les écrivains qui lui étaient chers, quitte à s’enfermer un peu.
Nous ne mesurons pas encore l’influence qu’il a eue sur la littérature française. Il était impossible jusqu’alors, de rencontrer un écrivain français qui n’en était pas passé par Sollers, en accord ou désaccord avec lui, peu importe. Il fallait se définir par rapport à lui : de quelle littérature se réclamer ? Quel rapport avec la société devions-nous entretenir en tant qu’écrivain ? Le rapport aux médias ? À la politique ?
Le nombre de nécrologies à sa mort témoigne de la place considérable qu’il occupa dans les consciences (la nôtre est en p.36) Nous continuerons pour notre part à penser à lui : pour nous rappeler, sans cesse, qu’à rebours de notre époque hargneuse, ressentimentale, abêtissante, il nous faut toujours et encore prendre de la hauteur, toujours et encore revenir aux textes, aux livres, qui étaient sa vie, et dont il savait qu’ils rendaient l’existence plus dense, plus vivante, plus dansante, bien que Michel Schneider dans son chef-d’oeuvre Des livres et des femmes, écrive qu’ils sont aussi enterrement de première classe. Aux livres donc, à la poésie, et aussi à l’amour.