À l’occasion de la parution de sa « biographie définitive » sur Jean-Luc Godard aux éditions Grasset, nous avons posé quelques questions à Antoine de Baecque.
Avec la mort de Jean-Luc Godard en septembre 2023, vous avez augmenté votre biographie, publiée en 2010, d’un chapitre autour de la disparition de celui que l’on surnommait le Maître de Rolle mais surtout qui salue sa vivacité créative et son éternelle jeunesse…
Je souhaitais, comme l’on dit, une « biographie définitive ». Toute une part de l’œuvre et de la vie de Jean-Luc Godard s’est déroulée depuis la date de publication initiale de la biographie « inachevée », chez Grasset en avril 2010 : trois films, et non des moindres, Film Socialisme, Adieu au langage, Le Livre d’Image, et des éléments de vie importants : des polémiques, une crise cardiaque, une nouvelle manière de travailler en équipe et, bien sûr, le choix d’une mort volontaire. Godard s’est réinventé, une nouvelle fois, jusqu’à s’autodétruire, une dernière fois.
Vous revenez sur un article de Jean-Luc Douin dans Le Monde qui a suscité tant de débats autour du présumé antisémitisme de Godard…
L’accusation d’antisémitisme n’a pas cessé d’accompagner les cinquante dernières années de Godard, depuis ses prises de position violemment antisionistes qui suivent la défaite arabe de la Guerre des Six jours en 1967. C’est le contexte qui a changé, non le point de vue de Godard. Durant les années 2000, antisionisme et antisémitisme ont fini, pour certains, par être associés, ce qui a relancé les polémiques. Mais Godard n’a jamais eu un mot – attesté rigoureusement – contre un « juif » particulier ni contre les « juifs » comme collectif, s’il n’a pas cessé de dénoncer, avec une virulence, parfois et certes, provocatrice, l’Etat d’Israël, son armée et ses dirigeant-e-s. Les polémiques des dernières années de sa vie n’ont pas modifié la donne. Selon moi, il n’y a pas de débat sur le pseudo antisémitisme de Godard ; mais il fallait le rappeler.
Votre ouvrage fait la part belle à un « clan » qui approvisionnait Jean-Luc Godard en images, films, textes, durant les dernières années de sa vie, surnommés les « au contraire ». Qui sont-ils ?
Godard a eu l’intelligence de s’entourer pour continuer à travailler. Lui qui a mis au point, en solitaire, un outil technique incomparable, a compris la nécessité de le partager pour tourner (avec Fabrice Aragno et Jean-Paul Battaggia). Cet homme qu’on a souvent comparé à un « ermite » a compris qu’il devait réinstaurer un dialogue s’il voulait que son œuvre se poursuive. C’est le rôle des « au contraire » – appellation née de l’état d’esprit anticonformiste godardien : Nicole Brenez et Mitra Farahani fournissaient idées, documents, images, films, tandis qu’Olivier Séguret, Matilde Incerti et bien sûr Anne-Marie Miéville, la compagne d’un demi-siècle, passaient en contrebande amitié, chaleur humaine et le fluide d’une discussion permanente. Tout cela s’est assez vite adapté au temps : les mails du groupe whatsapp, ce « Clan des Sept », fonctionnaient à plein régime, ce que je comparerais volontiers à la correspondance des cercles éclairés de l’Europe des Lumières.
Godard, qui estimait qu’un artiste n’a pas de droits, seulement des devoirs, a pourtant vendu ses archives au privé (Prada et Wild Bunch). Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Godard aime les paradoxes. D’abord, il a « vendu » ses archives de travail à Wild Bunch et son « bureau » à la fondation Prada, parce qu’il fallait bien vivre. Mais, après tout, la Bibliothèque nationale de France a payé très cher ces dernières années les archives de Casanova et de Foucault. Godard ne dépare pas. Ces sommes ont permis au cinéaste de tourner ses derniers films. Et l’essentiel reste que ces archives soient, un jour, bientôt, ouvertes au public et à la recherche. N’oublions pas que Godard reste à ce jour le cinéaste le plus travaillé par la recherche internationale dans le monde entier (en études cinématographiques, en histoire, en esthétique, en sociologie, mais aussi en arts plastiques, en architecture, chez les littéraires, etc.). Ces fonds d’archives sont ainsi destinés à être les pièces centrales d’une Fondation Jean-Luc Godard, à Rolle, située dans les lieux mêmes de sa vie et de son travail, actuellement en projet.
Pourquoi Godard a-t-il choisi le « suicide assisté » pour disparaître, le 13 septembre dernier ?
Si Godard a choisi, le 13 septembre au petit matin, de mourir, c’est qu’il ne voulait dépendre de personne. Cet homme qui fut aussi un athlète au corps fin, délié, musclé, grand tennisman, nageur et skieur, ne souhaitait pas laisser cette forme-là, qui lui tenait à cœur, à la merci des autres. Godard a toujours construit son autonomie, son indépendance, jusqu’à façonner sa propre machine cinéma. Une part importante de son énergie et de ses finances a servi à constituer ce laboratoire perfectionné qui lui a permis de travailler dans l’indépendance. Ne pas dépendre, ne rien devoir. Godard a choisi sa propre mort, ultime leçon, celle qui regroupe toutes celles qu’il nous a données : saisir le contemporain, construire des formes, savoir les partager, sans dette. Sa mort achève de le transformer en une légende, et celle-ci, désormais, appartient à tous : Godard = Cinéma.
Godard – ed. Définitive, biographie d’Antoine de Baecque (Grasset)