La trentaine de portraits que Roberto Saviano fait entrer en résonance dans ce livre touffu et tonifiant est un magistral panégyrique de la liberté d’expression.
À quarante-trois ans, Roberto Saviano prend du recul. Il songe à l’adolescent qu’il était, au milieu des années 1990, au lycée Armando-Diaz de Caserte, où il rêvait à l’« écrivain d’investigation » qu’il serait un jour. Ennemi des puissances ténébreuses de l’abîme, comme Persée, il s’est battu depuis lors pour délivrer « une vérité prisonnière de la boue » en dénonçant les manipulations et les falsifications idéologiques, qu’elles soient échafaudées par des organisations criminelles ou des régimes répressifs et obscurantistes.
Sous un titre — Crie-le ! — qui tient du manifeste pour la liberté d’expression, l’écrivain napolitain a réuni une trentaine de portraits de femmes et d’hommes qui, de l’Antiquité à nos jours, se sont courageusement engagés contre la censure, au risque d’y laisser la vie. Le recueil n’est pas dépourvu de contre-exemples, comme Joseph Goebbels, stratège neurasthénique du mal, qui mit son intelligence au service de la propagande nazie, ou encore l’infâme Kantano Habimana, qui attisa la haine raciale à la radio pendant le génocide des Tutsis au Rwanda. Parmi les hérauts de la liberté de pensée, Saviano rend notamment hommage, avec autant de compassion que d’admiration, à Giordano Bruno, condamné au bûcher pour hérésie par l’Inquisition, à Martin Luther King et à Pier Paolo Pasolini, dont la parole dérangeait l’ordre établi et qui ont payé de leur personne leur combat contre le ségrégationnisme. À propos de la poétesse acméiste Anna Akhmatova, que Staline, faute de pouvoir la bâillonner, contraignit à rallier la cause soviétique en prenant son fils en otage dans un goulag sibérien, Saviano souligne qu’« écrire n’est pas en soi un acte subversif ; c’est le fait d’être lu qui rend ce qu’on écrit extrêmement dangereux ».
Contre les totalitarismes, mais aussi contre l’idéologie libérale et ses dérives technologiques, il enseigne une méthode à l’éternel jeune lecteur qu’il fut naguère. Ces histoires édifiantes lui tiendront lieu de « bouclier en cas de besoin » ; en qualité de vétéran, l’écrivain fait office de « phare » ou d’« anti-guide » au bénéfice de la justice et de la vérité. Chacun de ses portraits est précédé d’un commandement digne du Manuel d’Épictète et se conclut par une exhortation à « crier » ses convictions.
Menacé depuis 2006 par la camorra, la mafia de Naples, dont il a implacablement dénoncé le sinistre appareil politique et économique dans Gomorra, Roberto Saviano ne se déplace plus que sous escorte dans des véhicules aux vitres blindées ; toujours dans le collimateur de cette hydre mortifère, il fait l’objet d’une fatwa laïque aussi effroyable que celle qui appelle à assassiner Sir Salman Rushdie depuis la publication des Versets sataniques. Mais comme ce dernier, il ne cède pas et poursuit sa quête. « Savoir d’où vient l’injustice nous aide à comprendre, écrit-il. Et la compréhension augmente la résistance de nos boucliers ; elle nous rend plus rusés, nous fait deviner le danger, le piège : voir l’injustice stimule notre capacité de survie. »
Crie-le ! Roberto Saviano Traduit de l’italien par Vincent Raynaud et illustré par Alessandro Baronciani. Gallimard. 528 p., 24 €