Rarement représenté, Laborintus II de Luciano Berio a ouvert hier le festival ManiFeste de l’Ircam. Une splendeur, magistralement interprétée. À voir ce soir à Beaubourg.
Le festival ne pouvait s’ouvrir sans lui rendre hommage : Kaija Saariaho, l’immense compositrice qui a offert à ManiFeste et à l’Ircam parmi ses plus beaux moments, s’est éteinte il y a quelques jours. Le directeur de l’Ircam, Frank Madlener, visiblement ému, prononça quelques mots pour rappeler ce profond compagnonnage entre la compositrice de L’amour de loin et l’Ircam, proximité qui lui intima une nouvelle fois, en préparant cette édition de ManiFeste, de programmer Lichtbogen, un de ses « chefs d’œuvre », qui sera jouée vendredi à la Philharmonie. Et ajouta-t-il, ce Laborintus II de Berio, qui célèbre la musique comme lieu où tout est relation, ne pouvait qu’entrer en résonnance avec l’œuvre de Saariaho. C’est donc dans le souvenir des œuvres poétiques et mystiques de la compositrice finlandaise, que s’est entamé le festival à Beaubourg.
Une scène prête pour accueillir un orchestre. Entre un chœur. Les chanteurs marchent parmi les pupitres, comme s’ils découvraient les lieux. Puis, réunis en cercle, ils nous offrent, a capella, un moment d’extase. Par la simplicité de cette scène inaugurale, pensée sans doute avec soin par David Lescot, metteur en scène, le spectacle nous mène à de brefs questionnements : où entrons-nous par ce culte sans église ? Quelles origines de la musique atteignons-nous en ouverture d’une des œuvres contemporaines les plus singulières de ce dernier siècle ? Les lieux de la liturgie, sans aucun doute. Mais ici, il n’y a pas un livre sacré, mais des livres, non pas une musique, mais cent que l’on traverse au gré de ce spectacle d’une richesse inouïe. Car Laborintus II, œuvre majeure et érudite, demeure près de soixante ans après sa création d’une ambition et d’une sophistication intactes. Suite au chœur, l’ensemble Ars Nova, puis l’acteur Serge Maggiani, entrent. S’enclenchent alors les mots qui se heurtent et se répondent, sur des sons qui doivent autant à l’histoire de la musique contemporaine, qu’au jazz, ou au classique. La voix ample et grave de Maggiani, que l’on a tant entendue sur la scène du Théâtre de la Ville, s’élève en italien, et prononce les vers fameux de la deuxième bible italienne, La Divine Comédie : Dans cette partie, dans cette partie de ma mémoire, dans cette partie du livre : dans cette partie du livre de ma mémoire, commence une vie nouvelle ». De cette source naît cette folle dérive des chanteurs, des musiciens, et de Maggiani à travers les textes : d’une part la langue de Dante qui ainsi mise en musique retrouve une tessiture originelle, et d’autre part des litanies de lieux, de noms, qui sont dits et incarnés par les chanteurs exceptionnels d’Ars Nova. Ils se livrent à la théâtralité du spectacle, à son humour, à sa vitesse. L’intelligence de la mise en scène réside dans sa sobriété : très peu d’éléments, mais justement choisis, viennent s’immiscer dans cet oratorio dantesque. Ainsi, une scène voit Serge Maggiani fouiller et dépieuter une armoire d’archives en jetant des feuilles en tous sens, dans un jeu chaplinesque très réussi. À un autre moment, les chanteuses dansent et bouffonnent. À un autre, la vidéo d’une femme sur une plage, type Super 8, instille une possibilité d’amour. Autant d’indices dans ce « labyrinthe » de la mémoire du compositeur italien. Cette épiphanie musicale, qui nous laisse aussi abasourdis que ravis, comme le lecteur peut l’être par un passage de Joyce, sera longuement applaudie. Nul doute que Berio a atteint par cette oeuvre sa Vita Nova.
Laborintus II, Luciano Berio, direction musicale Gregory Vajda, mise en scène David Lescot, festival ManiFeste, Centre Pompidou, jeudi 8 juin.