Pour capter le génie de la Normandie, il fallait un génie de la peinture – Albert Marquet. La preuve à la faveur d’une merveilleuse exposition au MuMa.
Tout en tenue, et même en « retenue » comme l’observe fort à propos, dans l’opulent catalogue, Itzhak Goldberg de ses tableaux, l’art de Marquet avère un sentiment frémissant des sites normands, une façon d’architecturer ports, villes, campagne qui saisit les continuelles imbibitions réciproques des éléments. Sophie Krebs, co-commissaire aux côtés de Michaël Debris, qui possède, à son instar, son Marquet comme si, voilà un siècle, il avait été son voisin de chambre à l’hôtel du Ruban-Bleu, tient dans le catalogue le journal de bord des escales normandes de Marquet ; elle fait bien plus que tiqueter de dates et de lieux la période qui va de 1903 à 1937 ; bien plus encore qu’un relevé consciencieux des motifs et des circonstances (plages, fêtes, et surtout, faisant prime dans la peinture normande de Marquet, ces terrains d’entente et de compénétration que sont les ports, où gîtent industrie et nature, où s’accusent les lignes, où s’éploient les plans) – avec cette patience amoureuse dont seule jouit la passion, elle multiplie les riches aperçus sur cette portion de la vie d’un « peintre en train de sceller définitivement son œuvre ».
Alors pourquoi, sur place comme dans le train du retour, le catalogue sur les genoux, me bruit-il à l’oreille autre chose que le clapotis marin, autre chose que le vent normand ? Est-ce le gris de Marquet qui se muerait en brume de voix spectrales comme, à l’aller, dans le train, la lecture des Saisons de l’empoignant Maurice Pons m’a mis un gris de plomb dans l’âme ? « Il y a des hommes, notait Fromentin, […] qui colorent à merveille avec les couleurs les plus tristes » : Marquet est de ceux-ci, et il y a tant d’activité dans la nacre capitonnée de nuages de ce ciel du quai de Paris, à Rouen, tant de variété sans criailleries chromatiques dans cette glace d’eau du port de Fécamp que décidément, non, ce n’est pas de ce gris que sourdent de spectrales et défuntes oraisons. Est-ce alors que, doué d’une sorte de grâce acoustique, je capterais des échos de la voix même de Marquet ? N’affectionnait-il pas, comme le remarque Itzhak Goldberg, de se placer « un peu en arrière » de la fenêtre qui lui tenait lieu de vigie sur le monde ? Comme un fantôme, me dis-je, hantant le revers de notre monde. Mais la peinture de Marquet n’est pas le gémissement d’une âme éplorée, privée de ses aîtres terrestres ; elle a le pinceau sur le pouls battant du monde – touches, silhouettes, segments, zébrures, les toiles de Marquet sont des notations rythmiques.
C’est seulement de retour à Paris, retraversant la Seine, accordant un coup d’œil révèrent à Notre-Dame, que je comprends : à l’orée de l’exposition était accrochée, toujours de Marquet, une Notre-Dame de Paris sous la neige, chef-d’œuvre tout juste entré dans les collections du MuMa ; l’auguste bâtiment semble s’amollir en coulée de matière, sa substance fondre ; la pierre vit ; comme les paysages normands de Marquet, dont elle est le résumé. Ou, si l’on veut la voix – celle que j’entendais chuchoter.
Exposition Marquet en Normandie, MuMa-Le Havre, jusqu’au 24 septembre
Catalogue Marquet en Normandie, Octopus / MuMa Le Havre, 232 p., 30€