Elle était dans la sélection de Transfuge en septembre nous saluons ce choix !Avec Triste tigre, son deuxième roman, Neige Sinno aborde son expérience d’enfant abusé, et signe un livre saisissant d’intelligence et de beauté.
C’est un conte des temps contemporains : deux jeunes gens choisissent de s’installer à la montagne, et d’y donner naissance à une petite fille, Neige. Nous sommes en 1977, l’histoire occupe une page d’un quotidien local, tant il est original d’appeler une enfant ainsi, et de retourner à la nature, quand tout le monde rêve de progrès technique. Seulement, cette montagne d’utopie pour ce premier jeune couple, va devenir un lieu tragique pour Neige quelques années plus tard. Disons-le simplement, Neige Sinno a été abusée par le mari de sa mère, de ses neuf à ses seize ans. Dix ans plus tard, elle a porté plainte, et l’homme a été envoyé en prison. La presse titra alors sur le « calvaire de la petite fille », et décrivit les atrocités, presque quotidiennes, qu’elle a subies de la part de cet homme autoritaire et brutal. Le récit est bouleversant. Mais Neige Sinno ne s’arrête pas au témoignage. Elle ne croit pas à la thérapie par l’écriture. Ni à la rédemption, et c’est bien là la raison et l’horizon de ce livre. Il ne s’agit pas de « sortir de l’enfer », comme le promet Antonin Artaud, mais d’écrire alors que l’enfer est derrière soi. C’est-à-dire de revenir sur les lieux, et de chercher à comprendre, de saisir aussi bien la singularité de son drame, que son universalité. Ainsi, fait-elle le choix d’aborder son « sujet », de manières multiples. Par exemple lorsqu’elle essaie de cerner la personnalité de son violeur et les motivations de ses actes : « On viole pour exister » écrit-elle avec force, « cet acte irréparable est aussi un acte qui marque à vie, la victime, le monde. » Elle part parfois dans la fiction, comme lorsqu’elle imagine la fin de sa vie, elle serait doctorante en littérature, vivant au Mexique, mariée, mère d’une petite fille, ( ce qu’elle est à peu près), mais soulagée de son drame. Puis elle écrit « Il n’y a jamais de happy end pour quelqu’un qui a été abusé dans son enfance. C’est une erreur et une source d’angoisse que de croire au mythe du survivant tel que nous le décrivent les films américains ». La force de ce livre réside dans son scepticisme et ses paradoxes, comme lorsqu’elle explique comment elle appréhende la publication de ce livre : « je veux qu’il existe mais je ne souhaite pas qu’il ait beaucoup de lecteurs. Car ce serait une façon d’exister dans la littérature non pas par mon écriture, mais par mon sujet, ce qui a toujours été ma hantise. (…) Exister à mon tour par le biais de quelque chose que je n’ai pas fait mais qu’on m’a fait. Quel cauchemar. » Sans cesse l’écrivain s’interroge pour savoir si elle doit, s’il faut, s’il y a sens à raconter ce qu’elle raconte. Elle convoque Lolita, Virginia Woolf, Ortuno, pour y répondre. Car Neige Sinno est une infatigable lectrice, et interprétatrice des textes. Nul doute qu’elle a trouvé parmi les écrivains, des compagnons de réflexion, et de vérité, qui lui ont fait défaut dans son existence. En la lisant, on pense à ce que l’autofiction a pu produire de plus passionnant outre-atlantique : I Love Dick de Chris Kraus, ou La Femme qui tremble de Siri Hustvedt. Même distance avec soi, même boucle réflexive, même courage, dont elle donne une très belle définition : « cette force à la fois cruelle et innocente, presque obscène dans son intensité, ce désir d’affronter l’obscurité ». C’est aussi le principe de la littérature.
Triste tigre, Neige Sinno, éditions P.O.L. 285p., 20€