Retenez bien ce nom : Simon Bentolila, qui signe un premier roman Illuminatine, remarquable et très drôle.
Correcteur entre deux emplois, Juif entre deux chaises (« Trop pour les uns, pas assez pour les autres : prendre conscience de sa judéité, dans le reflet de l’œil de l’antisémite, de sa goyité dans le rejet de Juifs inflexibles sur la question de la transmission matrilinéaire »), le narrateur file un mauvais coton existentiel. Anges et démons prennent leurs aises dans sa tête, les théories du complot ne cessent d’éclore autour de lui comme autant de plantes vénéneuses stimulées par un nouvel engrais : l’Illuminatine — une drogue qui possède le pouvoir de « rendre plus clairvoyant et de faire saillir dans l’esprit du consommateur la vérité cachée, le dessous des évènements visibles en exacerbant la vigilance du troisième œil, jusqu’à renverser tous les narratifs sur lesquels repose la société ». On soupçonne certains de nos contemporains d’en faire déjà massif usage. Excellente matière, quoi qu’il en soit, pour le roman en cours d’écriture du narrateur dont on apprendra qu’il se confond avec celui que nous tenons entre les mains. Lequel, d’une très grande drôlerie, pour peu que l’on goûte l’humour grinçant, repose sur l’intuition que rien ne sert de courir après la réalité, il faut la précéder. Seules la bouffonnerie et l’exagération (qui rappellent parfois la manière d’Olivier Maulin) peuvent rendre compte du dérèglement continu du monde, à la façon d’un tireur d’élite qui vise légèrement à côté de la cible pour tenir compte du vent. Et l’auteur s’en donne à cœur joie. La visite d’un camp de survivalistes très allumés sert d’échauffement, on s’y prépare à l’apocalypse en lisant le Protocole des Sages de Sion, en se barricadant dans « une forteresse d’autopersuasion ». Puis un stage d’insertion professionnelle fait presque figure de parenthèse apaisante dans sa tranquille absurdité et sa parfaite inutilité. Avant l’apothéose du festival Dissidences, sorte de Foire du Trône de tous ceux qui font profession de douter des vérités officielles, placée sous la direction d’un certain Dondivin Mandanda en qui il n’est guère difficile de reconnaître Dieudonné : « Comme il y eut deux Pétain, il y eut deux Dondivin ; un avant et un après. Non qu’il fût naguère un héros mais, au départ, ce fils de médecins franco-congolais s’était fait la coqueluche d’un public essentiellement composé de jeunes des quartiers. Après une heure de gloire fulgurante sur le mode complainte culpabilisatrice, rigolarde, logorrhée populeuse à la sauce bitume dont la France se lassa, il tomba dans une disgrâce qu’il prit pour une conspiration des médias. Son ami Jérôme Vasseur n’eut pas trop de mal à le convaincre que sa mauvaise fortune avait un lien évident avec le sionisme. » Oui, car Alain Soral et même le négationniste Robert Faurisson sont également présents sous des identités transparentes, la trop fameuse quenelle, signe de ralliement antisémite, étant ici remplacée par le « Rollmops de 360 ». Peu de fictions ont aussi bien évoqué les culs de basse-fosse de la pensée vers lesquels mène la mauvaise pente de l’époque : « Non satisfait de s’être immiscé dans mes amitiés, le complotisme chimique vint assaillir mon lit. L’empailleuse se défendait de devenir accro, mentait. Peu à peu la Terre cessa d’être ronde, des micros poussèrent partout comme des amanites, elle se sentit le privilège d’être la détentrice de vérités interdites, et ceux qui ne la suivaient pas étaient des moutons. » Illuminatine, premier roman de Simon Bentolila, ou l’antidote contre tous les délires du moment.
Illuminatine. Simon Bentolila. Albin Michel. 256 p. 19, 90 €