Un mot d’abord sur les affaires qui agitent cette rentrée littéraire. Cette pauvre primo-romancière, Julie Héraclès, vouée aux gémonies pour son roman Vous ne connaissez rien de moi (Lattés), se voit accusée d’avoir construit son personnage principal, Simone, cette femme tondue au sortir de la guerre, d’une manière malhonnête. Pourquoi ? Parce que cette Simone, personne bien réelle, on le sait, s’avérait être une pro nazie convaincue et qu’elle en fait un personnage de femme positive, libre, « incandescente » comme le dit la 4e de couverture du livre. De la maladresse dans son geste, de la gaucherie, une erreur méthodologique qui fait son tort. Car oui, c’est une erreur de prendre une personne réelle et si problématique, et d’inventer, par exemple, qu’elle a sauvé des juifs ; manque de prudence de faire ce récit à la première personne, la troisième personne lui aurait assuré une distance minimisant le risque d’une trop grande empathie pour Simone ; ce qui ne signifie pas cependant qu’un romancier ne puisse avoir de l’empathie pour un personnage monstrueux ; c’est bien son rôle d’arriver à rendre un monstre un peu moins monstre. Et le geste que fait Héraclès, de creuser de ce côté-là, est un geste indéniablement intéressant. Nous avons suffisamment de personnages en littérature française bienveillants, bien peignés, bien sous tous rapports, pour ne pas être heureux d’avoir à faire un personnage trouble. C’est d’autant plus dommage qu’Héraclès a un talent d’écriture, une efficace et une fluidité évidentes. Sa faute l’obligera-t-elle à accomplir douze pénibles travaux?
Passons vite sur l’affaire Eva Ionesco, qui règle ses comptes avec son ex-mari d’écrivain Simon Liberati, dans La bague au doigt (Robert Laffont). Elle aurait fait œuvre littéraire qu’on lui aurait tout pardonné, et à lire ce récit, un personnage Liberati aurait pu être passionnant ; làs, le livre n’est pas écrit (j’espère ne pas me prendre un coup de couteau pour cette phrase !) et ce récit de vengeance, ras des pâquerettes, s’il nourrit le voyeurisme du lecteur, laisse une impression désagréable, amère, rance. Ajoutons avec sourire l’article sur ce livre d’Elisabeth Philipe dans le Nouvel Obs, où la critique littéraire, connue pour ses hauteurs de vue et sa pensée dialectique, estime que le pire du texte reste non pas le salut nazi que Liberati aurait fait à plusieurs reprises, mais le fait qu’il ait dit à Ionesco qu’il n’existait pas de romancière de génie. Voilà qui montre un sens aigu de la hiérarchie. Chapeau.
Il y a enfin l’affaire dite des sensitivity readers, du québecois Kevin Lambert (qui signe avec Que ma joie demeure (Nouvel Attila) un roman ne manquant pas de qualités), l’opposant à Nicolas Mathieu. Au Québec, ces sensitivity readers sont censés relire les textes au motif qu’il faille éviter de froisser telle ou telle minorité. Le gentil garçon a ainsi pris toutes les précautions d’usage pour que personne ne se sente offensé. Et cela s’est su. Et cela choque Nicolas Mathieu. Amen. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, mais contentons-nous ici de dire ceci : écrivains, soyez un peu plus punk, un peu plus anar, un peu moins curé : offensons-nous les uns les autres. Autre chose : qui peut dire de manière certaine ce qu’est un « Haïtien homosexuel », personnage du livre dont il est question ? C’est aberrant ces déterminismes absolus. Et qui peut se prévaloir d’arbitrer ce genre de définition restrictive ? L’horreur de ces sensitivity readers réside dans une vision du monde où les identités collectives prévalent sur les trajectoires individuelles, annihilant de ce fait toute marque de singularité. Cette conception n’aura qu’une conséquence en littérature : créer, recréer du stéréotype et du cliché. Car reprenons le cas du « Haïtien homosexuel » : à chaque fois qu’un écrivain souhaitera créer un personnage de ce type, il passera par ces charlots, pardon, par ces sensitivity readers, qui, systématiquement, diront la même chose : il est comme ci, il est comme ça, ne dites surtout pas ça, ne dites surtout pas ci, car « l’homosexuel haïtien » pourrait mal le prendre… Si bien que de Lambert, à X, Y ou Z, nous aurons des personnages identiques. C’est appauvrissant, bête, et bien sûr, faux.
Autre chose : il n’y a pas plus réactionnaire que ces sensitivity readers tant cette conception de la littérature repose sur cette vieille idée du roman bourgeois XIXe de l’« illusion réaliste ». On pensait que Brecht avait réglé ce problème depuis longtemps, mais apparemment ce n’est pas le cas. Il va falloir remettre Brecht au goût du jour pour réinjecter un peu de modernité en littérature. Quelle régression.
Mais au fond, tout ceci a très peu d’importance, surtout lorsque nous lisons le dernier roman de Lidia Jorge, Misericordia (Métailié), et celui de Zeruya Shalev, Stupeur (Gallimard), deux romans merveilleux. Misericordia, Prix Transfuge du meilleur roman lusophone de cette rentrée, nous fait voir ce qui se passe dans la tête d’une très vieille dame, finissant ses jours en maison de retraite. Rarement nous aurons lu un roman si beau et instructif sur ce qu’est une fin de vie, son rapport à la mort prenant les traits ici de la nuit, mais son rapport aussi à la vie qui lui reste à affronter, sa fille, son beau-fils, le personnel de la maison de retraite et les autres personnages âgés, oscillant entre pitié et mots cinglants, entre infimes joies et désespoir. Par son écriture et son rythme, et un art consumé de la simplicité, se dégage du roman une sérénité, de la narratrice ou de la romancière, remarquable.
Tout l’inverse du roman Stupeur de Shalev (à retrouver la longue interview dans ce numéro) que nous suivons aussi de près à Transfuge et ce depuis longtemps. On y retrouve tout Shalev, l’intelligence du détail, l’acuité psychologique, un passé qui revient, encombre, déboussole, fout le bordel, chez des personnages au bord de la crise de nerfs. Une vie intime au bord de l’effondrement, en miroir d’Israël, où elle ne voit plus que « rage et mensonges ».