Un Vila-Matas du meilleur cru, un délicieux dédale érudit, une prodigieuse incantation littéraire : Montevideo est tout cela.
Avec l’appui de sa perspicacité accoutumée, Julien Gracq consignait l’observation suivante : « Devant certains Dürer, certains Vermeer, certains De Chirico, on a souvent le sentiment très vif d’un monde où les serrures magiques de nouveau sont prêtes à jouer. Mais, ajoutait-il, il n’est plus question de nous tendre la clé qui les ouvrirait. »
Que le dernier Vila-Matas soit conçu à l’instar d’une architecture savamment et exquisément faussée ; qu’il tire de l’économie d’un schéma élémentaire l’exubérance érudite et narrative de sa disposition d’ensemble ; que ledit schéma, se ramenant à une porte et à la pièce qu’elle occulte, devienne prétexte un emboîtement virtuose et indéfiniment renouvelé des références ; que cette porte, sortie d’une nouvelle de Cortázar, débouche sur le tracé délibérément divagant du récit – un narrateur-écrivain atteint d’un blocage procède, de Paris à Montevideo en passant par Barcelone, à l’étiologie de son impuissance, relève les caractéristiques de la vie de renonçant des lettres, se voit administrer un traitement où art contemporain, littérature, fantaisie, dérision et grand sérieux se fondent – ; que, donc, Montevideo passe tout entier à travers une porte, elle-même démultipliée, morbide autant que salvatrice, nimbée d’une aura fantastique, voilà qui suffirait à justifier l’appel à la remarque de Gracq et son application au roman.
A condition d’en retrancher la seconde partie. Car Vila-Matas ne pratique pas cette si facile et pusillanime ironie qui s’exerce aux dépens du lecteur et lui crève les yeux pour mieux clamer on ne sait quelle lucidité du créateur : il la lui remet, cette clef dont Gracq avertissait de l’absence. Notons au passage que cette métaphore somme toute banale, mais rendue tangible dans ce livre hanté par les portes, est un bon exemple de la méthode de Vila-Matas : une des plus constantes sources de ravissement dans ce livre tient à ce que les errances de l’intellect comme les aventures de l’esprit se dépouillent de toute abstraction, à ce que les idées prennent une vie aussi intense et familière que si elles étaient des personnages conventionnellement anthropomorphes.
Cette clef affecte la forme de l’ankh égyptienne, les allusions à l’Egypte ancienne indiquant précisément le statut des motifs qui façonnent les chapitres. La porte, donc, mais aussi le labyrinthe des références, le diable, l’ambiguïté qui fait l’objet d’un long développement : ni « thèmes », ni « sujets », ce sont là les composantes d’un de ces rébus dont se dégage, à la façon du fourmillement figuré des pyramides, une signification aussi irréfutable que vague. C’est qu’il ne faut pas procéder avec les armes champollioniennes du déchiffrement ou de l’interprétation : ces signes répondent moins à un strict alphabet symbolique qu’ils n’exercent, à la façon des amulettes couvertes d’inscriptions hiéroglyphiques, la puissance d’une action magique. Leur succession et leurs entrelacements seront, au bout du livre, la clef qui permettra le retour à l’écriture du narrateur.
Montevideo, traduit de l’espagnol par André Gabastou, Actes Sud, 272 p., 22,50€