Dans ce road movie glaçant, N’attendez pas trop de la fin du monde, Radu Jude signe un film politique sur une Roumanie capitaliste et sans foi ni loi.
N’attendez pas trop la fin du monde déroule vingt-quatre heures de la vie d’une femme dans la Roumanie d’aujourd’hui. Radu Jude (ours d’or à Berlin en 2021 pour son opus précédent Bad Luck Banging or Loony Porn) dresse le constat amer d’un monde qui n’en finit pas de crever. Le cinéaste multiplie les versions de son héroïne, Angela, pour lui faire franchir tous les écrans, sociologiques, cinématographiques, publicitaires, économiques et politiques. La fin de la dictature communiste n’a pas permis d’accéder à la liberté, ni au bonheur. On aurait selon Jude remplacé un totalitarisme par un autre, celui des multinationales capitalistes qui se frottent les mains. Angela (Ilinca Manolache) travaille pour une société de production de Bucarest, et se trouve chargée de recueillir les témoignages d’employés accidentés dont le handicap et le sympathique sourire pourront émouvoir la société basée à l’étranger pour laquelle œuvre sa boîte. Angela enchaîne 16 à 17 heures de travail par jour, au volant de son véhicule, et elle est exténuée. Pour ne pas devenir folle, elle s’invente un double masculin, une espèce de JR misogyne et vulgaire, dont la face barbue et la calvitie manifeste se collent plus ou moins bien sur sa longue crinière de blonde. Les vidéos postées sur Tik-Tok, la partie de baise sur un parking et l’arrêt au cimetière sont ses seules soupapes avant implosion. Avec malice, le cinéaste roumain rend hommage à l’art du collage dans la veine d’un Isidore Isou, d’un Godard ou d’un Debord, pour forcer les images à réintégrer leur pouvoir contestataire. Il nous rappelle leur puissance politique, dénonçant l’ubérisation d’une société privée des droits élémentaires du travail. Une société roumaine qui broie les gens, où les heures supplémentaires s’accumulent et épuisent les corps, où l’argent achète tous les silences. Son collage réemploie le film de Lucian Bratu, Angela Merge Mai Departe (1981) dans lequel une femme chauffeur de taxi (appelée Angela) sillonne Bucarest en quête de clients. En ralentissant les images, Jude tente de révéler les éléments subversifs cachés dans un film de l’ère Ceaușescu, apparemment conventionnel. Les régimes d’images s’affrontent, les différentes narrations s’entrechoquent, nous offrant des bifurcations en forme d’impasse. Le cinéaste met à jour la prison des images : un interminable plan statique lui permet d’enfermer ses personnages dans un cadre sans issue. Ironiquement, on exige que l’employé victime rejoue le clip de Bob Dylan, « Subterranean Homesick Blues ». Mais loin de la contre-culture et de la révolte salutaire, ici les pancartes à faire défiler sous l’œil de la caméra sont vierges ; le texte sera incrusté après coup par la production. Aussi, elle aura carte blanche pour faire dire à Ovidiu Pîrșan exactement ce qu’elle veut. Le piège s’est refermé sur sa famille et lui ; et c’est une Angela vidée qui les raccompagne chez eux après sa trop longue journée de travail. L’horloge a perdu ses aiguilles et le « nonsense » ressasse l’évidence : n’ayez pas peur, la fin du monde est déjà là.