Pierre-André Taguieff signe un essai stimulant, Le Nouvel Age de la bêtise, où il épingle notamment les travers d’une gauche woke qui ne brille pas par son intelligence. Rencontre.

La sortie d’un essai de Pierre-André Taguieff est toujours un petit évènement, tant ses livres sont des livres de combat, des livres documentés et référencés d’une manière considérable, et qu’au fond, s’ils sont musclés, n’en reste pas moins nuancés et rigoureux.
Depuis des décennies, le directeur de recherche au CNRS s’est penché dans plus d’une cinquantaine d’ouvrages sur la construction intellectuelle des extrémismes, des racismes et de l’antisémitisme, corrupteurs de l’idéal républicain. Il revient aujourd’hui avec une idée « oubliée », négligée dans l’explication du développement politique de nos sociétés : la bêtise. Si des « idiots et des fous » n’ont jamais cessé de « mener des aveugles », disait Shakespeare, « il reste à s’interroger sur la part de la bêtise dans cet aveuglement », provenant des gouvernants et des gouvernés ; les historiens lui ayant privilégié l’ignorance. Fake news, post-vérités ou crétineries pleines d’orgueil ou de certitudes pseudo-universitaires, Pierre-André Taguieff dresse un tableau saisissant du « Nouvel Âge de la Bêtise » dans un continuum de l’histoire intellectuelle française, dont il nous décrit, avec lucidité, parfois avec cruauté, les cheminements logiques ou plus surprenants, dans cet essai solide, revigorant.


Pourquoi, aujourd’hui, écrire un livre contre la bêtise ?
Ce choix peut paraître immodeste, car celui qui le fait peut être accusé de vouloir ainsi se préserver du soupçon de bêtise. Nous devons être modestes lorsque nous osons parler de la bêtise, car nous croyons trop souvent pouvoir la regarder de haut ou de loin. Or, elle nous touche de près, elle est aussi bien en nous que chez les autres, dans ce que nous disons comme dans ce que nous faisons. Milan Kundera parlait justement de la « bêtise consubstantielle à l’être humain » (1986). On ne naît pas stupide, on le devient, à force de conformisme, de vanité et de paresse. La bêtise est produite et entretenue par des processus convergents d’abêtissement. Il suffit d’observer les conversations et les débats : la plupart des participants veulent à tout prix conclure, ou avoir le dernier mot, illustrant la définition flaubertienne de la bêtise, à savoir qu’elle « consiste à vouloir conclure » (1850). La bêtise consiste à vouloir toujours avoir raison, ou à croire avoir toujours raison. Donc à vouloir mettre la raison de son côté, en croyant pouvoir la monopoliser.
La bêtise se concentre désormais dans les milieux qui collectionnent les « bonnes causes » selon l’esprit du temps. Disons les milieux qui se disent encore « progressistes ». La défense desdites « bonnes causes » alimente la vanité des imbéciles, qui se félicitent d’être « du bon côté », et donc, par là même, intelligents. C’est ainsi qu’ils fanfaronnent. Dans sa conférence de mars 1937 sur la bêtise, Robert Musil rappelait le vieil adage « Vanité et bêtise poussent sur la même tige » avant d’affirmer qu’« il y a depuis toujours entre bêtise et vanité un lien étroit ». La bêtise peut être considérée comme un vice du savoir, un vice épistémique, ainsi que le proposent les philosophes Pascal Engel et Kevin Mullligan. Dans cette perspective, la bêtise se caractérise par l’indifférence ou l’hostilité aux valeurs cognitives, et se manifeste notamment par l’emploi de clichés, le vain bavardage, le blabla ou le « baratin », qui varie selon les modes.


La tâche de la philosophie serait donc de lutter contre la bêtise ?
Qui est le véritable ennemi de la philosophie ? Ni l’ignorance, ni le faux savoir, ni les mythes, mais la bêtise. C’est la grande découverte de Nietzsche. En 1882, dans le § 328 du Gai savoir, intitulé « Nuire à la bêtise », Nietzsche, après avoir rappelé que des prédicateurs, « pendant des millénaires », avaient cherché à dépouiller l’égoïsme de sa bonne conscience, souligne que « les philosophes anciens assignaient au contraire une tout autre source au mal » : la bêtise. Leur « sermon contre la sottise », depuis Socrate, a « dépouillé la sottise de sa bonne conscience : ces philosophes ont nui à la bêtise ! » Il reste que le Socrate de Platon croyait qu’il était possible, par la dialectique, de remédier à la bêtise. Or, comme Gilles Deleuze, dans Nietzsche et la philosophie (1962), l’a brillamment pointé, la bêtise « n’est pas une manière de se tromper, elle exprime en droit le non-sens dans la pensée ». C’est qu’elle « n’est pas une erreur, ni un tissu d’erreurs ». D’où cette manière de caractériser la bêtise sans la définir conceptuellement : « La bêtise et, plus profondément, ce dont elle est symptôme : une manière basse de penser. » Dans cette perspective, la tâche de la philosophie n’est pas de dénoncer ni de rectifier les erreurs. Une philosophie « sert à nuire à la bêtise, elle fait de la bêtise quelque chose de honteux ». Il faut donc apprendre à se moquer de la bêtise, de la nôtre comme de celle des autres. Échapper à la bêtise, c’est d’abord être capable de rire de soi. C’est pourquoi Valéry disait de la bêtise qu’elle « consiste en une inaptitude à se moquer de soi-même ».


Notre époque est-elle vraiment plus bête que les précédentes ?
La bêtise ordinaire est une chose, la bêtise sophistiquée et « cultivée » en est une autre. Mon objet premier, c’est la bêtise idéologique, ou plus exactement la bêtise idéologisée, celle des intellectuels engagés, des universitaires militants, des politiques supposés lettrés. Une bêtise cultivée, souvent née d’un aveuglement produit par des convictions idéologiques absolues. La bêtise est chez elle avec les bons sentiments comme avec les mauvais, surtout lorsqu’ils sont idéologisés. Les « catéchisations laïques », pour parler comme Clément Rosset, donnent le ton. C’est ainsi que des « catéchismes bêtifiants » font autorité dans l’espace culturel et médiatique, poussant les esprits grégaires à proférer avec le plus grand sérieux des affirmations absurdes. Par exemple, sur le front animaliste, cette ferme amie et protectrice des animaux qu’est Stéphanie de Monaco avait déclaré avec conviction : « Les animaux sont des êtres humains comme les autres. » Le phénomène n’est nullement nouveau. La bêtise cultivée s’exprime par des niaiseries fardées et des fadaises parfois élégamment dites. Le phénomène n’avait pas échappé à Montaigne, qui notait : « Personne n’est exempt de dire des fadaises : le malheur est de les dire curieusement. » Selon Littré, « dire curieusement » signifie dire avec soin, ou avec soin et délicatesse. Ajoutons, puisque Montaigne cite ici Térence, « avec peine » : « Bien sûr, cet homme va se donner une grande peine pour me dire de grandes sottises. » Des fadaises, c’est-à-dire des propos futiles, ineptes, niais, bref, des sottises, prenant souvent la forme de lieux communs. Il faut entendre aussi : des non-sens proférés soigneusement avec le plus grand sérieux, ce qui implique le souci du style, du travail sur la langue. Les niaiseries qui viennent à l’esprit des imbéciles cultivés doivent être dites élégamment. C’est la bêtise de salon, endimanchée, la bêtise des gens chics et des snobs, des conférenciers à la mode et des marchands de baratin.


Le terme de « bêtise » est un terme un peu vague. C’est une vraie difficulté, j’imagine, de circonscrire ce terme et d’en faire un objet d’étude, non ?
C’est en effet un mot fourre-tout, un terme du langage ordinaire qui n’a pas de statut conceptuel d’ordre philosophique ou scientifique. La bêtise consiste à s’installer dans cette forteresse qu’est la logique du même, dans laquelle règne la tautologie. Son empire est celui de l’évidence et de la répétition : « A est A ». Traductions ordinaires : « Un homme est un homme », « une femme est une femme », « un Français est un Français », « la France est la France », « Un Juif est un Juif », « un jeune est un jeune », etc. Dire cela, pour un imbécile, c’est avoir dit tout ce qu’il a à dire sur les questions qu’il aborde. Et les lieux communs s’enchaînent, sans jamais être perçus comme tels par l’imbécile. La bêtise est identitariste. Elle est immunisée contre le doute et les nuances, elle ne perçoit pas les ambiguïtés ni les ambivalences.
On connaît le constat désenchanté de Bertrand Russell : « L’ennui dans ce monde, c’est que les idiots sont sûrs d’eux et les gens sensés pleins de doute. » L’aveuglement est ce que partagent les fanatiques et les imbéciles. Ils ne doutent de rien, et surtout pas d’eux-mêmes et de la justesse de leurs pensées comme de leurs actes. Mais les voies de la bêtise sont tortueuses, elle se niche partout, même chez ceux qui la stigmatisent, comme le pointe ce court dialogue dû à Georges Courteline :
« Seuls les idiots n’ont pas de doute. – Vous en êtes sûr ? – Certain. »


Quelles sont les différentes formes de bêtise qui sont à l’œuvre aujourd’hui ? Le terme de « bêtise » est revenu depuis Flaubert sur les devants de la scène. Votre titre vient de là ?
Le point de départ de mes interrogations sur la bêtise se situe dans mes lectures de Nietzsche et de Gilles Deleuze (son Nietzsche et la philosophie paru en 1962) au cours des années 1965-1968, alors que j’entamais mes études de philosophie. Et, lorsque j’ai commencé à enseigner la philosophie en 1972-1973, je n’ai pas manqué de consacrer à la bêtise un certain nombre de cours, portant généralement sur des couples tels que « bêtise et ignorance », « bêtise et fanatisme », « bêtise et vanité », « bêtise et idéologie », etc. Je me référais à Nietzsche, bien sûr, mais aussi à Kant ou à Schopenhauer, ainsi qu’à des écrivains ayant la tête philosophique, comme Flaubert, Musil, etc.
Il faut reconnaître l’existence de ce que j’appelle le processus de « stupidisation », effet récurrent de l’engagement militant de tant de brillants esprits. Il est donc possible que, dans certaines situations, une personne intelligente, perdant sa capacité de s’étonner et de douter, devienne stupide. Et cette stupidité qu’on pourrait penser occasionnelle peut durer longtemps. La bêtise sophistiquée et idéologisée des intellectuels n’est pas incompatible avec ce qu’on appelle ordinairement l’intelligence, en tant que capacité de résoudre des problèmes. Le moteur de cet abêtissement est la soumission de la pensée à la volonté de croire.

La bêtise, à vous lire, semble plus considérable dans les rangs de l’extrême gauche woke qu’à l’extrême droite…

La bêtise est loin d’avoir disparu dans les milieux politiques situés, à juste titre ou non, à l’extrême droite, mais elle est beaucoup plus visible et bruyante aujourd’hui dans les mouvements d’extrême gauche, notamment ceux qui ont abandonné la cause des classes populaires (prolétariat, travailleurs, « ouvriers et paysans », etc.) pour épouser celle des « minorités » en tout genre. Les intellectuels néo-gauchistes illustrent, dans leurs écrits comme dans leurs comportements, cette bêtise de second degré, la bêtise sophistiquée ou cultivée, identifiée et analysée en 1937 par Robert Musil.
Prenons un exemple récent. Dans une vidéo diffusée le 2 janvier 2023 sur le compte Twitter de la ville de Pantin (Seine-Saint-Denis), « Bonne année 2023, Pantine engagée pour l’égalité », le maire socialiste Bertrand Kern, fin lettré, a présenté ainsi ses vœux résolument militants aux « Pantinoises et Pantinois », centrés sur une réforme lexicale hautement symbolique, destinée à « faire réagir et permettre d’ouvrir des réflexions, voire lancer des dynamiques d’action » afin de lutter contre les inégalités hommes-femmes : « Cette année, j’ai décidé de placer les vœux de la municipalité sous l’égide de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les violences faites aux femmes. Pantin s’appellera pendant un an Pantine. » Une innovation lexicale antisexiste du même genre pourrait être imposée par les mairies de Tarascon ou de Juan-les-Pins. Tout dépend du degré d’abêtissement du maire.


Vous évoquez Lacan, Debray, Foucault. Aragon, en les situant aux « frontières de la bêtise », celles-ci
pouvant être « intérieures » ou « extérieures ». Vous êtes un peu dur, non ?

J’aborde ces « cas », pour parler comme Nietzsche traitant du « cas Wagner », dans la partie de mon livre consacrée aux « idiots utiles », où j’analyse les dérives d’écrivains ou d’intellectuels de droite ou de gauche plus ou moins célèbres instrumentalisés par des mouvements politiques ou des régimes autoritaires, voire totalitaires. Leurs dérives ne témoignent pas de leur bêtise, mais d’un processus d’abêtissement, principalement pour des raisons idéologiques, d’esprits brillants. C’est là soulever le problème des rapports entre la bêtise intermittente ou passagère, liée aux circonstances, et l’aveuglement, la cécité et la servitude plus ou moins volontaires. Dans mon livre, je me suis efforcé d’explorer le vaste territoire où l’on assiste aux noces de la bêtise sophistiquée et de la cécité volontaire, dans laquelle Jean François Revel voyait « la pire des cécités ». C’est sur ce territoire que j’ai rencontré les « idiots utiles ».
Un « idiot utile » n’est en principe ni un ignorant, ni un imbécile, bien qu’il puisse être l’un ou l’autre, ou encore l’un et l’autre. Un individu intelligent et de grande culture peut se comporter comme un « idiot utile », parce qu’il est pris pour tel par ceux qui l’utilisent. L’« idiot utile » se définit par le fait qu’il ignore ou méconnaît, au moins partiellement, à quoi et à qui il est utile. Il peut donc se mettre au service, sans le savoir clairement, de personnes, de causes, de groupes ou de régimes politiques qu’il pourrait condamner s’il les connaissait parfaitement. Mais la condition nécessaire pour qu’il soit choisi, mis en avant et instrumentalisé par un appareil de propagande, c’est sa renommée ou sa célébrité : il doit être connu et reconnu comme porteur d’un capital symbolique, qui le rend respectable ou admirable. Autrement dit, un « idiot utile » ordinaire est un individu militant, naïf ou candide, qui est manipulé et instrumentalisé par des groupes dont il sert les intérêts, en raison du prestige dont il jouit. Disons qu’il est mené en bateau ou pris au piège. Les « idiots utiles » se transforment ainsi en propagandistes de tel ou tel régime autoritaire ou totalitaire. Ils sont traités comme des moyens au service de fins qu’ils méconnaissent de diverses manières. Aveuglement et servitude plus ou moins volontaires, ou plus ou moins involontaires.


Vous n’êtes pas tendre avec certains universitaires non plus, ces « diplômés de carnaval »… Que se passe-t-il dans les universités aujourd’hui ?
C’est surtout dans le champ des sciences sociales, de la philosophie, de la linguistique et des études littéraires que l’enseignement supérieur et la recherche ont été pris d’assaut par des groupes ou des réseaux d’intellectuels d’extrême gauche qui y exercent une force d’intimidation. Aujourd’hui, la cuistrerie révolutionnariste donne son style commun au néo-féminisme intersectionnel, à l’écologisme radical, au décolonialisme et au néo-antiracisme contemporains, pépinières de pense-menus emplumés des deux sexes (et de tous les genres, « trans » compris), prétentieux et arrogants. Dans son court essai sur le « bullshit », en 1985, Harry Frankfurt commençait par noter : « L’un des traits les plus caractéristiques de notre culture est l’omniprésence du baratin. » Depuis les années 1990, les choses se sont considérablement aggravées. Mais ce n’est que tout récemment que s’est opérée la prise de conscience du phénomène nommé globalement « wokisme », désignation assurément discutable, en passe de devenir aussi sloganique que « radicalité », « communautarisme » ou « panique morale ».


On vous sent très en colère contre la gauche française, pourquoi cette colère, vous qui venez de cette gauche antiraciste…
En effet, depuis mon adolescence, je me suis senti proche de divers milieux intellectuels situés à gauche, mes choix se fondant sur un critère principal : la défense de la liberté. Je me reconnaissais dans les écrits de Proudhon, de Thoreau, de Bakounine, comme dans ceux de Nietzsche, d’André Breton ou d’Albert Camus. C’est pourquoi j’ai commencé, dans les années soixante (j’avais vingt ans en 1966), par fréquenter les milieux anarchistes et les situationnistes. Mon engagement dans la lutte antiraciste, à partir de 1979-1980, coïncide avec mon rapprochement avec les courants républicains de gauche. J’ai rapidement pris mes distances vis-à-vis de l’antiracisme moral qui, instrumentalisé par la gauche au pouvoir, s’était réduit à l’organisation de spectacles festifs ou à des manifestations promotionnelles au profit de stars du moment. Quant à la vague néo-antiraciste lancée vers le milieu des années 2000, centrée sur la défense inconditionnelle des « minorités », elle a permis à divers mouvements ou partis de la nouvelle extrême gauche, éco-féministe et décoloniale, puis wokiste, de s’affirmer et de se trouver un public dans la jeunesse en quête de « radicalité ». Le vieil antiracisme s’est transformé pour l’essentiel en « lutte contre l’islamophobie », à la grande joie des stratègesislamistes. Cette expérience a donc été pour moi celle d’un désenchantement ou d’une désillusion. Une gauche radicale bête et méchante a succédé à « la droite la plus bête du monde ». En matière de bêtise haineuse et agressive, la droite a été largement dépassée par la gauche.

Le Nouvel Âge de la bêtise, Pierre André Taguieff,
L’Observatoire, 315p., 23€