Ils sont nombreux et ils ont tous leur mot à dire. Sur la scène du théâtre de la Colline à Paris, Les personnages de la pensée prennent corps et vie usant et abusant avec délices des subtilités du langage.
Elles s’appellent Bouche et Oreille. Leur dialogue a la saveur de ces chroniques anciennes prisées par Charles-Albert Cingria. Il y est question d’un peintre, un certain Troppmann, surnommé « l’assassin aux pinceaux ». Un jour voulant approcher au plus près la vérité des souffrances du Christ sur la croix, Troppmann plonge un poignard dans le sein de son modèle « et, tout palpitant d’enthousiasme, de terreur, achève rapidement le tableau de l’agonie de sa victime ». Ceci n’est que le début d’un dialogue intervenant vers le deuxième tiers du formidable Les personnages de la pensée, spectacle où la langue en émulsion de Valère Novarina est servie à la perfection par des comédiens équilibristes rompus aux prouesses verbales et autres exercices de haute voltige de ce théâtre acrobatique. Les mots, dirait-on, ne tiennent pas en place dans cette suite apparemment inépuisable d’effusions où le langage donne l’impression de s’être libéré de toute contrainte, comme s’il avait pris son indépendance.
En réalité tout cela est au contraire très organisé, géré au millimètre par un auteur et metteur en scène qui est aussi un dompteur. Ainsi pour revenir à l’échange entre Bouche et Oreille, les deux comédiennes qui racontent la chronique sont régulièrement coupées par les interventions d’autres personnages. Ce qui se passe alors rappelle l’univers du conte car à chaque interruption, debout sur un piédestal, silencieuses, le corps figé, elles deviennent comme des statues ou des mannequins, à la fois là et absentes. Si ces ruptures intempestives retardent le récit créant ainsi une attente, leur effet, souvent comique, est aussi de basculer dans un autre niveau de discours ; à la fois contrepoint et commentaire, parfois sans rapport direct avec le récit initial. On pense alors à des enfants qui s’interrompraient les uns les autres tout à trac sans souci de ce dont il est question, simplement parce qu’ils ont envie de prendre la parole. On pense aussi à un entrecroisement de routes, carrefours labyrinthiques par lesquels on ne cesserait de passer et repasser. Mais pour aller où ? « Nous voudrions savoir qu’est-ce que la langue et où elle va ? », interroge un personnage. Et de jouer derechef sur le double sens du mot « langue », à la fois celle qu’on parle et cet appendice physique au milieu de la bouche qui justement sert à parler. L’étonnement qui est aussi un émerveillement devant les capacités infinies du langage est au cœur de ce spectacle construit sur le modèle d’une revue de music-hall où les numéros parfois chantés accompagnés à l’accordéon se télescopent allègrement.
Il suffit, dirait-on, de tirer la langue pour qu’elle s’allonge indéfiniment, se déroulant et s’enroulant autour d’elle-même avec pour vecteur ces figures aussi tangibles qu’irréelles – « personnages de la pensée » – campées par les acteurs. Ce cabaret du verbe, en vérité très physique, relève aussi du pot-pourri où l’auteur redonne vie à quelques moments emblématiques de son œuvre, parmi lesquels des séquences tirées, entre autres, de L’Atelier volant, du Discours aux animaux ou de L’Opérette imaginaire – avec en particulier ce tour de force désopilant, l’énonciation d’un roman entier concentré en une suite ahurissante de verbes d’opinion. Intense, drôle et profond, un spectacle admirablement construit et joué. Le théâtre de Novarina à son meilleur.
Les personnages de la pensée, de et par Valère Novarina, jusqu’au 26 novembre au théâtre de la Colline, Paris (75020). Puis du 23 au 27 janvier 2024 au TNP, Villeurbanne ; le 30 janvier à la Maison des Arts du Léman, Thonon-Evian-Publier.