Surprenant. Plus les guerres font rage, plus Alain Finkielkraut s’apaise. À tout le moins dans la forme. Son pêcheur de Perles (Gallimard) met à plat ses grands thèmes, dans la quiétude de la pensée. Savamment, patiemment. Sans débordement ni éclaboussure. Une sorte de synthèse parfaitement digérée du magma de pensées qui l’habite. Le Finkielkraut causeur semble avoir laissé place au Finkielkraut académicien. Un sage, quoi. Mention spéciale au premier et au troisième chapitre. Le premier est un éloge de l’amour ; un éloge de l’amour pérenne qu’il éprouve à l’endroit de sa femme. Un amour comme « admiration aux yeux grands ouverts » ; un amour qui résiste aux taches de vieillesse ; un amour qui reconnaît ses failles, ses erreurs, ses fautes. C’est un Finkielkraut « modeste » qui avance à pas lents face aux lecteurs. Un amour optimiste. Enfin une émotion, un fait, une pensée qui tiennent : « Pour une fois, cependant, le pessimiste en moi ne mène pas la danse. Aussi désabusé que je sois par ailleurs, aussi enclin aux pronostics les plus noirs, je la contemple (sa femme NDLR.), je l’écoute, mon cœur est immortel et je ne peux pas croire à l’advenue du pire. Quand la statistique affirme que le temps a raison de la continuité des êtres et dissout ou transforme, jusqu’à le rendre méconnaissable, le lien qu’ils ont tissé, je lui oppose farouchement le démenti de ma vie. » Le troisième chapitre tourne autour de Levinas. Finkielkraut par Levinas, fonde une éthique de vie, à rebours d’un individualisme prédominant. Une phrase simple, « Après vous, monsieur ». Finkielkraut dit qu’il ne s’agit pas simplement d’une marque de politesse. C’est plus profond que cela, écrit Levinas : « C’est un ‘après vous monsieur’, originel que j’ai essayé de décrire. Après vous, monsieur : priorité d’autrui, lui toujours avant moi ». Et il ajoute : « Le premier mot n’est-il pas bonjour ! Simple comme bonjour ! Bonjour comme bénédiction et disponibilité pour l’autre homme. Cela ne veut pas dire encore : quelle belle journée. Cela exprime : je vous souhaite la paix, je vous souhaite une bonne journée, l’expression de celui qui se soucie d’autrui. ( …) Miracle. Premier miracle. Le premier miracle est dans le fait que je dise bonjour ». Voilà le christianisme des juifs Levinas-Finkielkraut. Voilà le tournant chrétien du philosophe de ces dernières années, citant Pascal. Le reste du livre est plus connu : l’Europe, le rire, le wokisme, le néo-féminisme, l’égalitarisme tocquevillien, l’islam… Et, au fond, une idée qui sous-tend toutes les autres : ce dessillement face au progressisme ; cette désillusion persistante face à la pensée de gauche. Qui l’agace, qui l’effraie, qui l’attriste. Sa philosophie est l’histoire de cette illusion perdue. Pourquoi y accorder tant d’importance, sinon ? S’il a raison dans ses critiques du progressisme, il y a cependant un angle mort sinon un impensé dans ce livre : l’extrême droite. Premier parti de France dans tous les sondages, le RN « aux portes du pouvoir », ne mérite-t-il pas d’être mieux et plus pensé par le philosophe ? Je suis comme lui, horripilé d’une gauche qui voit des fascistes partout ; qui ne pense que par antiracisme pavlovien. Mais à l’inverse, la droite ne voit jamais aucun fasciste nulle part. C’est leur défaut. Je sais à quel point il est difficile de penser cette nouvelle extrême-droite. Je sais aussi, que lorsqu’on est juif, il faut penser contre soi-même puissamment pour ne pas être sensible à ce néo- philosémitisme et ce néo-sionisme de Marine Le Pen. Mais ne serait-ce pas le rôle d’un philosophe brillant comme Alain Finkielkraut, de se pencher sérieusement sur la question ? Il l’a fait à ma satisfaction dans son émission Répliques il y a quelques semaines, où nous l’avons entendu hésiter entre le rationalisme modéré de Jean-Yves Camus et le rationalisme tempétueux de Mathieu Block Côté ; entre l’un qui pointe le péril que représente l’extrême droite, tout en distinguant celle-ci d’autres et d’anciennes ; l’autre qui nie tout bonnement la qualification d’extrême droite, simple fait d’imagination d’une gauche devenue folle. Sur quelques lignes, Finkielkraut dit qu’il ne croit pas au grand remplacement, mais sans rien y ajouter de construit. Une autre étape s’ouvre à mon sens pour lui et pour nous : la gauche woke, il a été dit ce qui devait être dit. On la sait infréquentable. La messe a été dite. En revanche, la montée puissante de ces populismes européens, tous anti-establishment, c’est-à-dire anti-élitaires, illibéraux, doivent nous alerter et nous mener à penser mieux ce phénomène et à prendre position.
J’ai une proposition à lui faire dans les mois à venir : inviter des spécialistes de l’extrême droite comme Michel Winock, ou encore Ariane Chebel d’Appollonia, pour y voir plus clair. Le sujet mérite approfondissement.
Charles Dantzig, lui, a écrit son meilleur roman. Paris durant les siècles (Grasset). Paris comme vous ne l’aurez jamais vu. Des pigeons, un teckel, des rats, quelques êtres humains : tout est en ébullition dans ce livre. C’est un Paris fantasmé dépeint dans l’urgence. Une fantaisie. On est chez Offenbach, on est chez Walt Disney. Le livre est écrit sous speed : mais a quelle drogue carbure Dantzig ? Plus il vieillit, plus il est jeune. C’est un livre lunaire, Dantzig nous a quittés. Il est à des années-lumière du naturalisme dominant. Chapeau : c’est un bol d’air.Enfin, un mot sur un premier livre hors catégorie. Retrouver Estelle Moufflarge (Gallimard) de Bastien François. Un livre à la croisée des Disparus de Daniel Mendelsohn, des romans de Modiano ou de La leçon de Vichy de Pierre Birnbaum. L’historien part sur les traces d’une adolescente juive, à partir d’archives, de témoins et d’intuitions, de son arrivée à Paris jusqu’à sa déportation à Auschwitz le 28 octobre 1943. Un passionnant portrait en creux, et cette question : que peut-on dire d’un individu que nous n’avons jamais connu et sur lequel nous avons peu d’éléments, de traces, de preuves ? Comment le dire et pourquoi le faire revivre ? Israël, en partie, est né d’Auschwitz. Du génocide de 6 millions de juifs (sur 9 millions de juifs en Europe en 1939). Cette histoire, ce récit, doivent être rappelés. Et ce livre le fait d’une fort belle manière.