Dans la famille Hugo, je demande… le petit-fils, Georges. Merveilleux peintre, dessinateur consommé, splendide exposition à la maison Victor Hugo.
Prêtons d’abord l’oreille à cette incorrigible et géniale pipelette, Edmond de Goncourt, qui notait en date du 24 février 1890 : « À ce qu’il paraît, c’est abominable, les folies du jeune Hugo ! Ce qu’il a mangé de sa fortune à lui et de sa mère et de sa sœur, on ne le sait pas, on ne peut en trouver le fond, et il y a des saisies sur tout chez le monde Hugo (…). Et au milieu de cette détresse, de cette ruine de sa famille (…) lui, continue sans gaîté sa vie déraisonnable et ses mélancoliques débauches. » Le noceur prodigue, c’est Georges Hugo (1868-1925), astre mondain, trou noir dans les économies familiales, et bien entendu petit-fils du cosmique créateur de mondes que vous supposez. Mais l’exposition ne tombe pas dans la délectation suspecte suscitée par les grands pyromanes de leur propre réputation, lui substituant le récit d’une vie aux accents de fable poignante.
Car Georges Hugo, c’est la matière d’un drame métaphysique que le grand inspiré de Hauteville House eût pu concevoir – c’est la confrontation d’un homme et du surhumain – c’est le petit Georges, l’éternel enfant de L’Art d’être grand-père, pris dans les radiations d’un insoutenable soleil : celui du génie à l’échelle prométhéenne, de l’aïeul au front mythologique ; c’est aussi l’homme du siècle dernier, l’individu dans la tourmente des tranchées (il fut agent de liaison), exposé au foudroyant rayonnement de cet autre soleil, noir, qui a brûlé la Belle Époque : la Première Guerre mondiale.
Au surhumain, Georges a répondu par ce qu’il y a de plus humain : l’art – en l’occurrence, le dessin comme la peinture, et les œuvres de l’exposition témoignent qu’à son tour, tantôt par l’entremise de ces bleus et ces roses où la clarté semble être faite matière précieuse, tantôt par la prestesse d’une main douée de la rare grâce de transcrire l’instant, il touche lui-même, dans sa partie, au surhumain.
« Surhumain », vraiment ? Mais non, rien dans ces dessins que, sur-le-champ et sur le vif il exécute au front, rien même dans ce paysage nordique suggérant une parenté d’œil avec Lévy-Dhurmer – rien qui évoque on ne sait quels inaccessibles escarpements de l’esprit transporté au-dessus de lui-même, obéissant à la dictée indisciplinée d’un souffle divin. Une photo d’Albert Capelle, prise au cours de l’hiver 1884-1885 donne la formule de ce très humain génie. On y voit l’intéressé à côté du Mage grand-paternel : le visage du second appartient déjà à l’éternité minérale, celui du premier semble encore en attente de lignes fermement directrices – comme est en attente des décisions d’une main un bloc de matière tendre. Et « tendresse », tel est le sésame de la légende de Georges, sous le rapport psychologique (ses portraits de matelots, de soldats) aussi bien que physique : attardez-vous sur cette vue de fjord, observez comme l’impeccable rigueur, à la lisière d’une abstraction gouvernée par l’esprit de géométrie, s’amollit, se dissout, se fond, dans le tumulte turnerien du ciel. C’est un chef-d’œuvre ; ce n’est pas le seul.
Georges Hugo, L’Art d’être petit-fils, Maison de Victor Hugo, jusqu’au 10 mars 2024, Plus d’informations