A la demande d’Éric Ruf, Emmanuel Daumas présente salle Richelieu, treize ans après Denis Podalydès, une nouvelle version du Cyrano de Bergerac. Plus paillettes que tragique, le trio amoureux gagne en humanité ce qu’il perd en panache.
Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Ça court dans tous les sens. Ça s’égosille à tout va. Le moment est d’importance. Montfleury (excellent Nicolas Chupin), comédien médiocre et emphatique, va monter sur la scène de l’Hôtel de Bourgogne, malgré l’interdiction qui lui a été faite par un obscur cadet de Gascogne, théâtreux à ses heures perdues ; Cyrano de Bergerac. Tout le monde redoute les coups de sang de l’impétueux bretteur, encore plus sa verve spirituelle, son art du mot assassin. L’éclat est attendu. L’homme se montre à la hauteur de sa réputation. Car c’est par les airs, traversant la scène sur une tyrolienne, qu’il fait taire ses détracteurs et renvoie le pauvre comédien apeuré dans les coulisses.
Nez protubérant, juste ce qu’il faut pour ne pas défigurer outrageusement Laurent Laffite, qui prête ses traits joviaux au héros-poète de Rostand, pourpoint à peine râpé, Cyrano déclame sa rhétorique avec malice, dégaine son épée avec gaillardise contre tous ceux qui oseraient se moquer de son appendice nasal. Seul un fat oserait. Il en faut toujours un. Le noble et pédant prétendant de la belle Roxane (lumineuse Jennifer Decker), cousine du bouillonnant gouailleur, se lance avec l’orgueil de sa race mais sans l’esprit des Lumières dans l’arène. Le combat est inégal. Comme, il se délecte à le répéter, à la fin de l’envoi, Cyrano touche toujours.
Faisant d’une pierre deux coups – défendant son honneur et débarrassant sa charmante parente d’un fâcheux – il peut enfin espérer aimer cette charmante précieuse, qui se pâme d’une belle tournure de phrase. Mais le cœur à ses raisons que la raison ne connaît point. La belle est aussi faite de chair et s’est enflammée d’un regard de l’adorable figure de Christian (Yoann Gasiorowski), nouvellement entré dans la compagnie de Cyrano. Malheureusement, l’heureux élu n’est pas un lettré, c’est un homme simple, un guerrier, qui n’a pas l’esprit qu’il faut pour plaire à cette habituée des salons. Unissant leur force, la beauté pour l’un, la poésie pour l’autre, Christian et Cyrano vont ensemble conquérir le cœur de Roxane. Mais comme dans tout trio amoureux, personne n’est réellement satisfait. Chacun sacrifiera une part de son âme.
Inspiré par Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach portés à l’écran par Michael Powell et Émeric Pressburger, Daumas transforme la salle en cabaret et la fait briller de mille feux. Paillettes, tissus lamés or, rubans pastel, transpose Cyrano dans une dimension parallèle où les époques s’entremêlent, les genres– tous les rôles féminins hormis celui de Roxane sont tenus par de jeunes comédiens, tous épatants, de la troupe – qui n’en font qu’à leur tête, la virilité vire sa cuti et l’ambiguïté des rapports prend le pas sur la romance hétéronormée. Pourquoi pas, la pièce d’Edmond Rostand, est un hit. La plupart des répliques sont cultes. Le reste n’est qu’argutie, fanfreluches et autres fantaisies. Malheureusement, toutes les (bonnes) idées d’Emmanuel Daumas ont dû mal à passer la rampe. La sauce ne prend pas et le panache de Cyrano se dilue dans un trop plein d’effets et de palabres. Seul le siège d’Arras – magnifique scénographie rappelant les dortoirs d’une caserne – fait mouche. Tout en finesse, le metteur en scène donne corps aux émotions de nos trois âmes tourmentées. Et enfin, il touche !
Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand, mise en scène Emmanuel Daumas, Comédie-Française, jusqu’au 29 avril.