La pièce devait faire l’évènement du festival d’Avignon, elle est finalement le point d’orgue de ce début d’année : Les Emigrants de Krystian Lupa nous offre une grande leçon de théâtre.
Par Oriane Jeancourt Galignani
Je crois n’avoir jamais réellement compris ce que signifiait l’expression « le temps long », avant d’avoir lu W.G. Sebald. Peut-être même avant d’avoir vu Les Emigrants mise en scène par Krystian Lupa au théâtre de l’Odéon en ce mois de janvier. Spectacle long et lent, qui est une épiphanie. Car il nous emporte et nous tient, en plus de quatre heures d’images, de jeu, et de paroles retenues. Faire le procès de l’ennui à ce spectacle n’a aucun sens : le temps est son sujet, la lenteur son essence, et le silence, sa matière première. Nous sommes chez Sebald, nous sommes dans la mémoire du XXe siècle, nous sommes parmi les personnages des Emigrants qui meurent de solitude et d’impuissance. Lupa parvient à nous faire ressentir tout cela, de bout en bout de son spectacle. Dans cette perspective, il a accompli un chef d’œuvre. Le metteur en scène polonais a eu l’intuition géniale de donner à voir dans le corps des acteurs le noyau de la pensée de Sebald : la vivante imprégnation de l’Histoire. De le transmettre dans chacun des gestes, des intonations, des situations des acteurs. Une scène à la fin du spectacle résume cette ambition : le personnage du vieil Ambrose Adelwarth, ancien majordome allemand incarné avec prestance par Jacques Michel, est interné dans l’hôpital psychiatrique américain où, des dizaines d’années auparavant, son jeune amant juif est mort de désespoir. Cosmo est devenu fou dans les années 1940, de savoir ce qui avait lieu en Europe, la destruction des Juifs, alors que lui continuait à vivre près de New York, dans la vaste maison de son père. Trente ans plus tard, Ambrose demande à être interné dans le même hôpital, et à recevoir le même traitement d’életrochocs que l’homme qu’il aimait ; sur scène, il se déshabille avec une telle méthode dans chacun de ses gestes, qu’il s’extirpe de la réalité, pour rejoindre le lieu de jonction entre passé et présent que Sebald a poursuivi dans toute son œuvre. Lupa, pour ce qui s’annonce comme l’une de ses dernières pièces, tente plus que jamais d’atteindre ce lieu. Comme Sebald, et comme il l’a toujours fait, il se fonde sur un dialogue entre images et théâtre : Les vidéos auxquelles il nous a habitué interviennent au cours de la pièce de manière régulière, offrant une profondeur de champs et, par leur lumière extrêmement soignée, une dimension onirique au plateau. On retiendra l’une des premières qui voit l’instituteur Paul Bereyter s’allonger sur les rails, dans un paysage bucolique alpin, retirer ses lunettes, et attendre, visage filmé en gros plan, l’arrivée du train. Paul Bereyter, que Manuel Vallade incarne avec un jeu très personnel, à la fois expressionniste et profond, s’avère le personnage le plus émouvant du livre de Sebald : jeune Allemand qui refuse de voir la montée du nazisme, instituteur croyant en son métier, amoureux d’une jeune juive, puis renvoyé dans les années 30 parce que lui-même fils d’un demi-juif, mais s’obstinant de manière incompréhensible à rester en Allemagne, sous les yeux de ses anciens élèves, dont le jeune W.G. Sebald. Figure de la dénégation, qui finira par faire le choix de mourir, vingt ans après la guerre, car il perd la vue, et la capacité de poursuivre. Cet homme, on le voit dans deux longues scènes tourner en rond face à deux femmes, dans une chambre semblable, mais à trente ans d’intervalle. La première fois, Paul fait face à Helen, splendide Melodie Richard, dont le spectateur sait qu’elle mourra quelques années plus tard à Auschwitz. Paul ne parvient pas à entendre l’aveu de terreur de la jeune femme qui pressent sa fin, sans savoir la nommer. La deuxième fois, après-guerre, il tourne face à Lucy, Monica Budde qui, dans un jeu las et tenu, tente de le ramener à la vie. Les deux scènes rappellent le principe circulaire qui nous relie à nos erreurs passées, à l’histoire, comme aux êtres qui disparaissent. Sebald, qui a quitté son pays, abandonné son prénom allemand et fait le choix d’écrire en anglais, sait de quoi il parle.
Mais cette pièce n’est pas qu’exil et désespoir : Bereyter est lumineux lorsqu’entouré d’enfants, on le découvre dans sa classe, avant-guerre. Cosmo et Ambrose sont beaux comme Alain Delon et Maurice Rosnais, lorsqu’ils traversent l’océan sur un voilier, torses nus et amants. Lupa joue d’images d’archives, et de références cinématographiques ou théâtrales, par exemple, une scène de masques à la Kantor annonce au début de la pièce dans quelle région de l’inconscient collectif nous entrons. Son but ? Nous mener dans un monde au bord de la Seconde Guerre mondiale, puis tentant de s’en relever. La scénographie d’un palais en ruines qui ne quitte pas la scène en dit assez long sur l’Europe dans laquelle se débattent les personnages. Une vieille femme, rongée par la névralgie et par ses souvenirs, délicate Laurence Rochaix, traduit peut être au mieux l’état d’esprit des créatures que Sebald donne à voir. Nos souvenirs sont des fictions, là est l’autre obsession sebaldienne, et ces fictions nous habitent. Cette idée assimilée par Lupa permet aux Emigrants de devenir un spectacle d’une harmonie parfaite. Chaque scène renvoie à l’autre, la méthode de jeu ne bouge pas de la première à la dernière seconde, les acteurs semblent chacun à leur tour s’inscrire dans le flux unique du romancier qui ressasse et explore, sans jamais se fixer. Si ce n’est dans l’idée que l’histoire s’inscrit dans la chair et l’esprit de ses protagonistes, mais aussi de leurs descendants, non en paroles, on connaît les limites de celle-ci pour l’écrivain allemand, mais en histoires que Krystian Lupa réussit à nous transmettre de manière magistrale.
Les Emigrants, d’après W.G. Sebald, mise en scène Krystian Lupa, théâtre de l’Odéon, jusqu’au 4 février. https://www.theatre-odeon.eu/