Mes amis affirme une nouvelle fois le talent de l’écrivain libyen Hisham Matar, Prix Pulitzer, et grand romancier de l’exil. Rencontre.

Ils sont trois : Khaled, Hossam, et Mustafa. Trois destins d’exilés. S’il fallait ne retenir qu’une chose de ce livre intérieur et mélancolique, ce serait la manière dont l’exil façonne les êtres, les éloigne des autres, mais autant qu’il peut, dans la condition commune, les réunir abruptement, joyeusement, profondément. Car c’est une histoire d’amour que raconte Hisham Matar, celle de l’amitié, amour durable et lent, qui unit ces trois Libyens retenus à Londres pendant plus de vingt ans. La cause de l’exil : leur participation à une manifestation, en 1984, devant l’ambassade libyenne de Grande-Bretagne. Mouvement de dissidence auquel les diplomates libyens, dirigés par la dictature de Kadhafi, ont réagi en mitraillant la foule. Khaled et Mustafa sont blessés, le premier, grièvement atteint à la poitrine, affrontera désormais l’existence en survivant, coupé de sa famille, résigné, à dix-neuf ans, à se construire une vie dans un pays où il ne comptait passer que quelques mois d’études. Comme son torse est barré d’une longue cicatrice qu’il n’ose montrer, son esprit semble toujours à demi plongé dans l’ombre de ses souvenirs, et de ses réflexions. Le livre se construit d’ailleurs au fil de sa déambulation dans les rues de Londres, sur les lieux de la fusillade de 1984, puis dans l’espace mythologique et personnel qu’il a défini comme sien. Car c’est bien cela que nous raconte l’écrivain libyen, la possibilité pour un exilé de dessiner un espace intérieur et géographique, dans lequel il développera son rapport au présent. Le livre puise sa force dans le temps qui s’étire et qui marque les individus, comme leur amitié, qui s’éprouve et s’affirme.  Aux côtés de Khaled, ses amis Mustafa et Hossam évoluent eux en constant lien avec le pays perdu :  Mustafa vit parmi la communauté d’exilés libyens de Londres, personnages parfois troubles, d’autres fois grandioses, qui oscillent entre espoir de retour, rêve de révolution, et désillusion (Kadhafi exerce un pouvoir absolu sur le pays pendant quarante et-un ans). Hossam, lui, s’avère le personnage le plus fascinant : fils d’une famille riche et autrefois influente en Libye, auteur d’un recueil de nouvelles culte pour toute une jeunesse arabe, il cesse d’écrire au moment de l’exil, et, désargenté, travaille dans un hôtel à Paris, puis comme journaliste à Londres, sans parvenir à reprendre le fil coupé de son travail littéraire. Hossam s’avère littéralement vidé de sa substance, cherchant ici et là son esprit perdu. Ce pourrait être un personnage shakespearien, tel que les poursuit Matar, excellent à brosser des individus insaisissables, et rongés par le doute. Mystère qui réside au centre du Retour, récit puissant qui l’a fait connaître dans le monde entier : il y racontait la manière dont, pendant près de vingt ans, il a recherché son père en vain, diplomate enlevé en Egypte par la dictature libyenne et disparu dans les geôles de Kadhafi. Dans ce récit qui lui a valu le Pulitzer en 2017, il posait les fondements de ce qu’il poursuit dans chacun de ses livres : la possibilité de continuer à vivre alors même que le retour vers le passé s’avère impossible. Hossam, Mustafa et Khaled cheminent pendant vingt ans vers cette question. En 2011, grâce au Printemps arabe, ils peuvent enfin y répondre. L’un des trois accomplira le retour en Lybie, un autre choisira l’action, et le dernier demeurera parmi ses doutes. Les dernières pages sont inouïes, elles font basculer cette histoire réflexive sur l’amitié, vers une chronique de la révolution libyenne in medias res. Ainsi l’assassinat de Kadhafi : si l’on se souvient de l’image du cadavre du dictateur brandi aux yeux du monde, on a un peu oublié la manière dont il a été découvert, terré dans un tunnel d’égout comme le raconte un personnage : « J’en croyais mes yeux et n’en croyais pas mes yeux.  Il était là, tout entier devant moi, du jeune idéaliste au mégalomane corrompu, et tous les stades intermédiaires. L’enfant en lui tombait depuis toujours vers ce moment, vers ce tuyau, vers mes mains. » Hisham Matar, écrivain de la psyché humaine, devient en quelques pages, romancier épique de l’histoire immédiate de la Libye. Mais peut-être le nœud qu’il dessine est-il le même, dans l’aventure de la révolution libyenne comme dans les rues de Londres : la possibilité pour chacun d’expérimenter la vie jusque dans ses fondements. Comme le dit Hossam, l’écrivain sans œuvre, dans une de ses dernières lettres : « le but de l’existence est de donner vie aux mots qu’on nous a appris, et les gens meurent ou mettent fin à leurs jours quand les mots leur font défaut. » En vingt années, ces trois hommes expérimentent la perte, la solitude, le désespoir, l’amour et le triomphe. Mes amis est un grand livre sur le risque de vivre. 

………….

L’article complet est disponible dans le N°175 en version numérique et kiosque / librairie dès les février

Mes Amis, Hisham Matar, traduit de l’anglais ( Libye), par David Fauquemberg, éditions Gallimard, 490p., 23,50€, plus d’informations