En retraçant la traque d’un groupe de légionnaires par des japonais en 1945, David Oelhoffen signe un film puissant sur la condition humaine.
Plus qu’un film de guerre, Les derniers hommes est un film de guérilla, ce qui est beaucoup plus rare. On y suit l’histoire véridique mais oubliée, donc fictionnelle dans le meilleur des sens, remplie d’imaginaire et de fantômes à partir d’un vécu lacunaire, d’un groupe de légionnaires éclopés en 1945, traqués par des japonais eux-mêmes en déroute sur tous les fronts. Ces légionnaires sont blessés, alcooliques, inaptes au combat. Au nord du Laos, on les a placés dans un camp à l’écart des autres camps, et dans un premier temps, c’est ce qui les sauve. Dès les premiers plans, David Oelhoffen parvient à diffuser cette ambiance d’isolement salvateur, inquiétant, suspendu, où certains pourraient croire qu’ils n’ont pas été repérés, qu’il suffirait d’attendre ici la fin de la guerre. Il n’empêche, ils doivent fuir et rejoindre la colonne principale des survivants se dirigeant vers la Chine, car pour l’adjudant qui les commande, c’est une illusion de rester là, et c’est surtout un devoir de partir. De ces scènes inaugurales où tout est frontière – baraquements insulaires à la frontière de la forêt tropicale, frontière avec les combats et les massacres eux-mêmes, dont ils n’entendent que les rumeurs -, Oelhoffen pose les bases de sa dramaturgie. D’abord un groupe d’hommes, et à l’intérieur de ce groupe, deux d’entre eux, qui vont s’opposer sur la conduite à tenir, et départager les autres au fur et à mesure du film. Il y a Janiçki, le chef, celui qui coûte que coûte veut rester fidèle à sa mission de soldat. Et il y a Lemiotte, dont le contrat d’engagement à la Légion s’est arrêté quatre ans plus tôt, mais que le conflit mondial a bloqué là. Certes, on peut penser à certains romans ou films de guerre, fondés sur une telle dialectique de personnages, Platoon par exemple, et Les nus et les morts, le roman de Norman Mailer, et non la poussive adaptation cinématographique tentée par Raoul Walsh. Mais Oelhoffen n’a besoin d’aucune référence de ce genre. C’est l’un des piliers de sa filmographie. Nos retrouvailles, Loin des hommes, Frères ennemis… à chaque fois, deux hommes s’affrontent, inséparables pourtant, indispensables l’un pour l’autre, comme si vivre ne pouvait s’accomplir qu’en miroir d’une relation de ce genre. Cette confrontation fraternelle pouvant aller jusqu’à la mort génère une mise en scène où du plan large au gros plan, tout est soumis à cette tension, depuis le conflit ouvert jusqu’aux instants d’accalmie pouvant déboucher sur la contemplation. Un « qui vive ? » guide la caméra, qui se métamorphose en œil de la sentinelle, la métaphore de celui ne devant jamais s’endormir, ni même se déconcentrer sous peine de mettre en danger ceux dont elle a la garde, et qui serait au niveau cinématographique, par exemple de nous divertir par un folklorique repos du guerrier, qui gâche tant de films du genre, où l’on nous fourgue les évocations du passé social ou amoureux de tel et tel dans la troupe. Rien de tel ici, tout est concentré, la caméra traque et est traquée. Le cliché du soldat taiseux est un beau poncif comme disait Baudelaire, il est légitime et documenté par quiconque a rencontré d’authentiques soldats, et Oelhoffen n’y déroge pas, ces personnages parlent peu, et en grande majorité, c’est en rapport avec leur devoir de combattant. Et celui-ci va du plus « terrestre » – se battre ici et maintenant pour survivre – au plus céleste – la fidélité quasi métaphysique ou religieuse de Janiçki à son serment de légionnaire pour la France. Et c’est l’une des forces du film de nous montrer que la Légion étrangère, c’est la France. On y parle français avec des accents de partout, on y porte l’uniforme en déroute de la France, mais on le porte et on meurt avec. C’est remarquable, beau, inactuel, complètement à rebours de la pensée actuelle sur ces questions de l’armée, du drapeau et de la nation. Et autour, il y a la puissance visuelle de la forêt tropicale, dont Tinh, le seul du groupe à venir de cette région de montagnes, de rivières et de végétation dense aux pluies délirantes, dit qu’elle est dangereuse, sur le ton de celui connaissant la colère de Dieu. Et c’est d’abord avec ce paysage en tête dont je revenais moi-même récemment que j’ai rencontré David Oelhoffen.
Comment s’est passé le tournage dans la forêt tropicale ? Il se trouve que je connais un peu ce genre de lieu, alors c’est fantasmatique d’imaginer votre équipe là-dedans, et on se rappelle toutes ces histoires autour d’Apocalypse Now et Aguirre…
C’était un tournage apocalyptique justement. La forêt est inhospitalière. Elle nous laissait sans repères, et heureusement que nous avons été entourés par des guyanais, des Hmongs notamment. Il faut préciser qu’on a tourné dans la jungle guyanaise un peu contraint au départ car c’était impossible en Asie du Sud-Est à cause du covid. Et j’ai découvert qu’il y avait là-bas une communauté Hmong, un peuple qu’on trouve aussi bien au Laos qu’au Vietnam et en Chine du sud. Ils servaient comme supplétifs dans les armées française et américaine, et après le conflit au Vietnam, certains ont été évacués ici. Ils étaient connectés à cette histoire de 1945, une synchronicité passionnante avec mon film. Un petit bout de Laos en Guyane. Cette jungle fut un énorme enjeu de préparation. J’en avais en fait deux. Celui de restituer le contexte historique méconnu de ces soldats d’Indochine en 1945, fuyant les japonais jusqu’en Chine dans une sorte de longue marche. Et celui de faire un film immersif dans cette forêt qui fonctionne comme un décor permanent et une contrainte. Tout y est hostile. On ignore comment même s’y mouvoir. Et puis le ciel nous est tombé sur la tête. On était censés tourner dans ce qu’ils appellent « le petit été de mars », mais le dérèglement climatique touche toutes les latitudes, et il a plu sans cesse. On était désorienté, comme des poulets sans tête. Mais ça correspondait à ce qu’avait dû vivre ces soldats. En 1945, ils ne connaissaient pas cette forêt. Il y avait un mépris pour elle et une peur. Les vietnamiens et les laotiens des campagnes et des villes la redoutaient et ils n’y allaient eux-mêmes jamais. C’était le territoire des Hmongs et d’autres peuples jamais intégrés à l’État central, quel qu’il soit. Le personnage de Tinh, supplétif Hmong, en est l’incarnation. Il est méprisé, mais sans lui, la troupe ne survivrait pas.
Comment se passait la direction d’acteur dans un tel environnement ?
Les conditions de tournage étaient extrêmes et je voulais filmer un groupe comme un organisme vivant. L’image enveloppe ce groupe soit par des plans larges soit par des mouvements passant des uns aux autres et c’est d’autant plus difficile à mettre en scène. Il n’y a pas de hors-champs dans la forêt, quand on se balade d’un personnage à l’autre. Je demandais au comédien d’évoluer le plus naturellement possible, de manière élémentaire. Mais ce naturel a été préparé en amont minutieusement. J’ai travaillé avec chacun d’eux leur personnage, pour leur donner un passé, des raisons à leur engagement, etc. Après, j’ai pu leur laisser beaucoup d’autonomie. Il fallait du naturel et des surprises. En Guyane, avant le tournage, on a aussi reçu durant dix à onze semaines une formation avec les légionnaires stationnés là-bas, pour apprendre à connaître la forêt. Des détails aussi, comment on porte une arme, comment on marche, quel arbre il ne faut pas approcher, où l’on doit rester, etc. Et sur le tournage, la direction des acteurs est confrontée aux éléments. Par exemple, on ne peut pas communiquer quand il pleut dans une telle forêt. Le bruit est épouvantable. A un mètre, le talkie walkie ne passait plus. Comme il pleuvait sans arrêt, on a tourné un seul plan le premier jour. Et puis j’ai décidé de m’adapter, de faire avec cette eau. Le film en bénéficie je pense, cette hostilité des éléments lors du tournage rejoint parfaitement le sujet du film. Ce fut une véritable épreuve physique, l’épuisement et l’amaigrissement se voient, car on a tourné de manière chronologique. Il nous est arrivé ce qui est arrivé à ces soldats.
C’est un film de guérilla plus que de guerre…
C’est vrai qu’en dehors de l’embuscade, il n’y a pas de combats. Or l’embuscade, c’est la guérilla. Il faut savoir que dans une embuscade, les combats sont intenses, meurtriers, mais très brefs. Ils durent rarement plus de deux minutes. Les balles sont tirées très vite, les corps tombent immédiatement, et puis tout s’arrête. Dans Les derniers hommes, il s’agit d’une traque avec un renversement, quand le chasseur est chassé à son tour, en l’occurrence, quand les japonais tombent dans le piège des français. Je travaille beaucoup sur le dédoublement et les japonais sont ici traités comme les doubles des français. Ils ont beau les poursuivre, ils ne sont guère plus nombreux, guère mieux armés, et ils sont tout aussi affamés. Ils sont tout aussi perdus qu’eux, ils subissent autant qu’eux la situation. L’ennemi est toujours un double de soi-même. Donc aucun lyrisme comme c’est souvent le cas dans certains films américains, même si l’un de mes modèles est Samuel Fuller, pour son traitement de la violence. Quoi qu’il en soit, l’héroïsation de la violence est absente de mon film. Si tous mes films parlent de violence et de guerre, ils le font toujours du point de vue de ceux qui la subissent et non de ceux qui la contrôlent et en maîtrisent les rouages.
En parlant de dédoublement, vos films montrent toujours la relation entre deux hommes.
C’est évident, je ne peux pas le nier, même si mon prochain film, Le quatrième mur, tiré d’un roman de Sorj Chalandon, est centré sur un homme et une femme. Bon, ça reste un couple. Dans Les derniers hommes, Janiçki et Lemiotte sont les deux facettes d’un seul être. Jaliski incarne l’autorité de la loi militaire, Lemiotte est le briseur de cette loi. Tous mes films tournent autour de la loi. De la loyauté, de l’identité. A qui et à quoi est-on loyal et donc qui sommes-nous ? Ces deux personnages portent cet affrontement. Chacun de nous possède les deux facettes, l’ordre et la révolte. Je m’intéresse à la contradiction et au malaise plutôt qu’à un point de vue univoque. C’est l’affect et l’émotion qui m’intéressent. Dans Pierrot le Fou, Belmondo demande à Samuel Fuller ce qu’est le cinéma et Fuller répond que c’est comme une bataille, avec l’amour, la haine, l’action, la violence, la mort… en un mot, l’émotion. C’est mon crédo. Tarkovski me bouleverse pour cela. La deuxième partie du film est centrée sur la spiritualité en train de surgir chez les survivants. Il y a une volonté de renaissance puisqu’au bout, c’est la mort. Une volonté de se réconcilier avec soi-même à travers cette Nature majestueuse et hostile. Le film va vers cette nécessité là. Il se termine d’ailleurs sur sun baptême païen où le personnage se plonge dans l’eau, après avoir accepté qu’il devait sa vie à des gens qu’il méprisait au départ. Je voulais un film connecté à nos préoccupations actuelles, cette interrogation sur notre survie collective.
Quel est la place du scénario dans votre travail ?
Le scénario était très précis, j’en suis toujours le coauteur. Mais comme à chaque fois, il a été tordu, modifié en cours de route, surtout dans un endroit aussi peu maîtrisable que la forêt tropicale, où des comédiens se blessent réellement, tombent malades, etc. Le terrain révèle toujours le vrai centre de gravité d’un film. Tel personnage est plus fort qu’on ne le pensait, tel autre répondait plus à une inquiétude de scénariste qu’à une réelle nécessité. Par exemple, on avait prévu un tigre mécanique pour la scène avec lui, or il n’est jamais arrivé. Donc la scène s’est jouée sans tigre, il a été rajouté après par les effets spéciaux. Et donc les acteurs ont improvisé. Et cette désorganisation m’a beaucoup plu. De même, le personnage de Julio Alvarez est joué par Antonio Lopez qui est réellement un légionnaire formateur connu et très respecté. Il n’était pas prévu que ce soit lui, mais il était si intéressant, qu’après un essai, j’ai décidé de lui donner le rôle. Il rend tout plus crédible. Et il se suicidait assez tôt dans le scénario, mais là encore, je trouvais que c’était un gâchis, et j’ai retardé sa mort.
Dans votre film, on peut dire que la Légion, c’est la France.
Oui, ça me fait plaisir que vous ayez vu les choses ainsi. La Légion, ce sont des êtres qui ont très envie d’être français. Je me suis toujours intéressé à cette France là. Celle issue des guerres coloniales. Ces personnages, la Légion leur donne une langue et une nationalité. Et pour moi, c’est ça la France. Comment fait-on pour faire ce voyage de la vie à la mort ? Dès le départ du film, on sent et donc on sait que ces légionnaires ne sont pas des conquérants, ils ne vont pas renverser les japonais et finir à Tokyo. Ils le portent dans leur regard. Alors le film raconte aussi ça. Avec quelles valeurs va-t-on vers cette mort inéluctable, guerre ou non ? Comment affronter cette mort ?
Les derniers hommes, de David Oelhoffen, en salle le 21 février