Nouveau film d’Amos Gitaï, Shikun est une métaphore de nos temps toxiques. Entretien politique.
Dans l’immense immeuble à moitié désaffecté, la caméra d’Amos Gitaï et de son chef opérateur Eric Gauthier évolue avec souplesse et fluidité, en plans-séquences flottant dans de longues coursives et rappelant Elephant de Gus Van Sant ou L’Arche russe d’Alexandre Sokourov. Adapté de la pièce d’Eugène Ionesco, Rhinocéros, Shikun est une métaphore de la société israélienne, protéiforme et babelienne. On y entend une multitude de langues (hébreu, arabe, yiddish, russe, français…), on y croise des personnages jeunes et vieux, hommes et femmes, de gauche et de droite, à la peau claire ou foncée, juifs et arabes, survivants de la Shoah ou immigrés indiens de fraîche date… Et puis apparaissent (hors champ) des humains qui se mettent à ressembler à des rhinocéros : islamistes radicaux ? Colons israéliens extrémistes ? Sympathisants de Netanyahou ? Comme son titre, Shikun est une coquille concrète-abstraite que chacun peut remplir à sa guise, dont les dialogues viennent de Ionesco mais aussi du poète palestinien Mahmoud Darwich ou de la journaliste israélienne Amira Hass. Tourné avant le pogrom du 7 octobre perpétré par le Hamas, dans le contexte des immenses manifestations contre Netanyahou et sa réforme scélérate de la justice, Shikun demeure pertinent et semble refléter non seulement le conflit Israël/Palestine mais aussi le monde déboussolé d’aujourd’hui.
Se remettant lentement d’une lourde opération, Amos Gitaï reçoit Transfuge en son domicile parisien et commence à parler avant même que ne soit posée la première question, comme pressé d’évacuer un trop-plein. Il s’inquiète d’un boycott culturel larvé, constatant qu’il est le seul représentant israélien à la Berlinale et qu’aucune série israélienne n’est sélectionnée au festival Sériemania alors qu’Israël est une place forte dans ce domaine. Notre rencontre date du 9 février, et à l’heure de boucler, nous ne savons pas où en sera le conflit au moment de la parution de ce numéro de Transfuge. À plusieurs reprises au cours de l’entretien, les yeux de Gitaï s’humidifieront, à la lisière des larmes.
Les premiers mots d’Amos Gitaï : « Franchement, depuis ma jeunesse, je n’ai jamais connu un environnement aussi toxique. C’est une combinaison terrible de plusieurs facteurs, à commencer par la sauvagerie du Hamas le 7 octobre 2023 : viols, mutilations, personnes brûlées vivantes y compris femmes et enfants… Je crois que cette brutalité inouïe a eu des effets psychosomatiques sur mon état de santé. Je ne suis pas un sentimental mais après ce massacre, j’étais sur le point de pleurer. Il y avait cette femme d’un des kibboutz, âgée de 72 ans, Vivian Silver : elle allait régulièrement à Gaza pour acheminer des enfants palestiniens malades dans les hôpitaux israéliens. Deux semaines après le 7 octobre, on a retrouvé son corps brûlé dans sa maison.
La gauche de la gauche française, LFI, NPA and co, a dit que cette violence répondait à la violence d’Israël depuis les origines du conflit. Qu’en pensez-vous ?
Il n’y a aucune explication ni justification à une telle bestialité ! Après, il est évident que ce que vivent les Gazaouis est aussi une énorme tragédie, j’y reviendrai, mais je pense qu’il ne faut pas toujours tout comparer. Essayons plutôt de donner son espace à chaque situation. Pour revenir au 7 octobre, les victimes sauvagement torturées et assassinées, les femmes ensanglantées exhibées à Gaza comme des trophées, les otages, étaient majoritairement des pacifistes, des jeunes épris de justice. Cela a aussi eu pour conséquence que de moins en moins d’Israéliens, y compris de gauche, croient en la perspective d’une réconciliation. Moi, je ne perds pas espoir, parce que l’espoir est un projet d’avenir. Quelle est l’alternative à l’espoir, même si le présent est sombre, si le populisme et l’extrême droite montent partout, pas seulement en Israël-Palestine.
Le gouvernement Netanyahou est-il aussi une grande partie du problème actuel ?
Regardons les choses en face : Netanyahou est allié à une bande de fascistes fous furieux, des « smoochiks » (« sales » en yiddish) comme Smotrich ou Ben Gvir. Netanyahou lui-même est un manipulateur archi-cynique, hélas cultivé et sophistiqué ce qui le rend encore plus dangereux. Je n’oublie pas qu’il a émergé dans la suite de l’assassinat d’Yitzak Rabin, assassinat qu’il a lui-même incité. Rabin est le seul leader politique israélien, gauche et droite incluses, qui a compris qu’esquiver la question palestinienne et faire comme si les Palestiniens n’existaient pas était le plus grand danger pour Israël. Si on ne s’attelle pas sérieusement à trouver une solution pacifique à ce conflit, ça ne peut mener qu’à des explosions telles que celle d’aujourd’hui. Vis-à-vis de mes chers compatriotes israéliens, je suis désolé de dire que la bestialité du Hamas a infligé à Israël un KO d’une violence inacceptable mais qui a rappelé qu’on ne peut pas éviter cette question palestinienne. Et Israël ne peut pas régler cette question unilatéralement.
La fameuse solution à deux états est-elle encore possible ?
Je suis en faveur de toute solution pacifique et acceptable pour les deux parties. Mais quand j’entends le délire des « smoochiks » et de certains membres du Likoud qui veulent évacuer les Palestiniens de Gaza et y placer de nouvelles colonies, les bras m’en tombent. Toutes ces prestigieuses institutions israéliennes, Tsahal, Mossad, Shabak, tirent une immense fierté d’être de savantes manipulatrices pour assurer la sécurité d’Israël. Le 7 octobre, elles se sont toutes retrouvées à poil, humiliées par une petite organisation terroriste. Où étaient-elles ces grandes institutions sérieuses qui coûtent une bonne part du budget israélien et qui se présentent comme les meilleures du monde ? ! Du côté de la CisJordanie, le grand manipulateur qui nous gouverne observe de loin les provocations incendiaires des colons sans rien faire. S’il continue comme ça, il va finir par détruire Israël et l’ADN démocratique de ce pays. Car jusqu’à présent, malgré toutes les difficultés liées au conflit, Israël a été une société ouverte, respectueuse des minorités, des LGBT, des femmes, etc. Mais Netanyahou est tellement cynique, narcissique, obnubilé par lui-même qu’il est un danger pour le pays. S’il y avait une élection maintenant, il perdrait.
Pourrait-on justement envisager rapidement des élections ? Quelles sont les options politiques et géopolitiques aujourd’hui et demain ?
Netanyahou va prolonger la guerre parce que c’est sa seule option pour se maintenir au pouvoir. De plus, la guerre a eu pour effet de mettre fin aux énormes manifestations qui se déroulaient chaque semaine avant le 7 octobre. Ces manifs étaient émouvantes, très hybrides : il y avait des féministes, des LGBT, des militaires, des hommes d’affaires, des personnes apolitiques… Tous ces gens avaient compris avant le 7 octobre que Netanyahou risquait de détruire la nature démocratique du pays. Maintenant, le gouvernement prétend que si Tsahal parvient à éliminer Yahya Sinouar, ce serait une victoire. Mais quelle victoire ?! C’est Sinouar qui a déjà laissé son empreinte durable dans l’histoire de la Palestine : il passera à la postérité pour l’homme qui a ramené la question palestinienne au centre de la scène mondiale. Netanyahou prolonge la guerre aux dépens des otages, il a détruit une grande partie de Gaza, fait 25000 victimes palestiniennes… quelle est la perspective ?! Néanmoins, comme je le disais, il faut garder espoir. L’Histoire est souvent dialectique, elle n’est pas écrite d’avance. La brutale guerre du Kippour de 1973 a mené vers le grand accord de paix avec l’Égypte en 1977, signé par Sadate et Begin, alors que Begin était leader du Likoud. Tout reste toujours possible.
Est-ce possible de négocier une paix avec le Hamas, dont l’objectif final est la disparition d’Israël et l’expulsion des Juifs de cette région ?
Non, pas de deal possible avec le Hamas. Je ne conseille pas non plus à mes amis palestiniens de s’en remettre au régime de fer du Hamas : pas de droits pour les femmes, pour les LGBT, éradication des chrétiens… Le Hamas progresse en CisJordanie mais sa popularité faiblit à Gaza.
Si on ne peut pas discuter avec le Hamas et si Netanyahou se maintient, où est l’espoir ?
Les Israéliens qui ont vécu le 7 octobre ne croient plus qu’au rapport de force, ce qui est très non-juif. Dans l’Histoire, le peuple juif s’est maintenu sans état et sans armée alors que d’immenses empires sombraient. Il a enduré l’antisémitisme, les discriminations, les pogroms, les conversions forcées au catholicisme, le tout culminant avec cet événement unique qu’est la Shoah, mais il a tenu et survécu sans avoir recours à la force. À ce propos, il faut arrêter avec les comparaisons hasardeuses : le 7 octobre, ce n’était pas la Shoah, l’Allemagne nazie en détient le copyright pour toujours. Soyons clairs et précis, les Palestiniens ne sont pas des nazis, les Israéliens certainement pas non plus, et Israël n’est pas en train de commettre un génocide.
Que pensez-vous des conséquences du conflit dans le monde, avec la montée de l’antisémitisme ?
Je ne crois pas que le boycott culturel d’Israël soit un bon outil. Le cinéma n’est plus très important dans le monde mais reste un symbole fort pour échanger autre chose que de l’argent ou des bombes. Je vois mon film comme un petit bateau fragile qui vogue sur une mer démontée. Dans mon équipage, il y a des Israéliens mais aussi des Français comme Irène Jacob, des Palestiniens, des Iraniens… Je me place dans l’esprit du magnifique texte d’Albert Camus écrit pendant la guerre de 39-45, Lettre à un ami allemand, où il essaye d’imaginer les relations franco-allemandes après la guerre.
Shikun a été tourné avant le 7 octobre, mais sera montré au public après. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Shikun est une parabole, on peut y voir ce que l’on veut. Dans l’esprit de Ionesco, Shikunparle du conformisme, de l’opportunisme, de la lâcheté banale. Le rhinocéros peut représenter les supporters du Hamas, ou les colons israéliens, ou les fans de Poutine, de Trump, de l’ayatollah Khameiny, etc. Je n’ai pas souhaité changer quoique ce soit après le 7 octobre, j’aurais trouvé cela démagogique.
Votre style est toujours très marqué, cherchant à éviter la simple illustration.
Quand je regarde le paysage du cinéma, je suis parfaitement conscient que ce beau medium devient trop conventionnel, trop formaté, trop netflixé. Les grands maîtres innovateurs ont disparu et ne sont pas remplacés. Il faut donner au spectateur un espace d’interprétation, de questionnement, ne pas tout prémâcher. James Joyce m’a appris que la modernité est une narration fragmentaire, cassée. Il n’y a pas de continuité fluide dans nos vies !
Serge, je voudrais terminer par une histoire. Le 1er janvier, j’ai été opéré à Tel Aviv, un bon endroit pour être soigné en urgence. Si j’avais été opéré quelques heures plus tard, je ne serais pas là. J’étais en soins intensifs et un de mes amis et acteurs palestiniens, Minas Qarawany, a pris sa voiture depuis la Galilée jusqu’à cet hôpital, il a dit à ma compagne Rivka d’aller se reposer et il est resté toute la nuit pour me veiller. Il est resté comme ça cinq nuits, dans une chaise peu confortable, près de moi. Et chaque nuit, il m’aidait à marcher un peu dans les corridors vides de l’hôpital. Ces gestes d’amitié m’ont touché mille fois plus que tous les tapis rouges ! Dans ce contexte sombre de l’époque, notre amitié a tenu très fort. Minas et moi ne laisserons jamais les « bad guys » nous séparer.
Shikun d’Amos Gitaï Avec Irène Jacob, Yael Abecassis, Minas Qarawany… Epicentre films, Sortie le 6 mars