Rencontre avec Elena Kostioutchenko, journaliste russe phare de Novaïa Gazeta, magnifique écrivain-reporter, qui publie Russie, mon pays bien aimé. Pour ses reportages sur la société russe ou la guerre en Ukraine, elle vit aujourd’hui en exil, et menacée. Mais toujours vaillante.
La vie d’Elena Kostioutchenko a basculé un jour de ses quatorze ans : elle se rend à la bibliothèque de Laroslavl, petite ville de la partie européenne de la Russie où elle a grandi, et y découvre un journal qui s’est créé quelques années plus tôt : Novaïa Gazeta. Jusqu’ici, la jeune fille a vécu au rythme des infos de la télévision que sa mère regarde chaque soir, et des plaintes des femmes de sa famille sur la ruine de l’après-URSS. Elle lit dans ce journal ce que personne ne lui avait révélé : les crimes commis par les soldats russes en Tchétchénie, la propagande gouvernementale. « J’ai découvert que le poste de télé m’avait menti », écrit-elle, Novaïa Gazeta « m’avait enlevé la vérité commune et je n’avais jamais eu de vérité personnelle ». Elle décide d’entrer dans ce journal qui vient si puissamment de la basculer. Elle y sera formée par plusieurs mentors, dont Anna Politovskaïa : les pages qu’elle consacre à la journaliste assassinée, à sa rigueur intellectuelle et à sa bienveillance, à son courage simple et à la vision qu’elle avait de son pays, sont parmi les plus émouvantes du livre. Aujourd’hui, près de vingt-cinq ans plus tard, Elena Kostiouchenko a été primée plusieurs fois pour ses reportages : tournés vers les provinces russes, ils donnent la parole aux laissés pour compte du pays, les prostituées, les veuves de guerre, les villageois, les jeunes squatters, les LGBT, les minorités ethniques ou les malades psychiatriques abandonnés dans des institutions d’Etat. Longs textes où femmes et hommes s’expriment de manière brute face à une journaliste immergée dans leur univers, donnant au lecteur ce sentiment in medias res, tel qu’on pouvait le ressentir dans les fameuses cuisines soviétiques de la prix Nobel Svetalana Alexievitch. Suite à l’un de ses derniers reportages en Ukraine, quelques semaines après la guerre, elle y couvrait l’assassinat de trois femmes employées par un orphelinat, Novaïa Gazeta a été fermé par le gouvernement. La guerre a permis cela, comme le durcissement de bien des politiques en Russie, qu’Elena Kostioutchenko n’hésite plus à qualifier d’état fasciste. Depuis, elle a dû quitter son pays. Elle s’était installée en Allemagne, jusqu’à ce qu’en octobre 2022, alors qu’elle prenait un train à Munich pour rejoindre Berlin, elle a été empoisonnée. Si elle en a réchappé, difficilement, la jeune journaliste vit aujourd’hui sous protection. Alors que nous parlons, elle me montre soudainement la photo d’une jeune femme qu’elle a rencontrée lors d’un de ses plus fameux reportages en institution psychiatrique : atteinte d’un handicap mental et physique qui la condamne à un corps d’enfant de cinq ans. La jeune femme de dix-neuf ans continue de correspondre régulièrement avec Elena Kostioutchenko, « j’aurais aimé la prendre avec moi, m’explique-t-elle, la sortir de l’asile dans lequel elle souffre, mais étant donnée comme je vis, je ne pourrais même pas prendre un chat. » La solitude de la jeune écrivaine est aussi frappante que sa force intérieure. C’est une conscience russe, fragile et indomptable, qui s’adresse à nous en ce jour de février, presque deux ans jour pour jour après que son pays ait attaqué l’Ukraine. Ecoutons-la au plus près.
Avez-vous voulu ce livre comme un hommage à Novaïa Gazeta ?
Non, c’est le livre de notre défaite. Je parle de l’amour que je porte à notre journal, mais c’est avant tout l’histoire de la perte de nos illusions, jusqu’à sa fermeture. On a perdu notre pays, le fascisme s’y est installé, et notre pays a attaqué le pays voisin. Et nous, malgré nos mots et notre travail, n’avons pas réussi à éviter cela.
Article complet à retrouver dans le N°176 – avril 2024 disponible en version numérique et en kiosque/librairie
Russie, mon pays bien aimé, Elena Kostioutchenko, traduit du russe par Emma Lavigne et Anne-Marie Tatsis-Botton, éditions Noir sur Blanc, 394p., 24€