Formidable roman que ce Baumgartner de Paul Auster, personnage vieillissant entre désir de vie et remémoration.
Nous avions souvenir de Paul Auster en 2018, avec son magistral 4,3,2,1. Roman somme, Roman narratif mais conceptuel comme il sait si bien le faire. Il nous avait époustouflés : comment après plus de 50 ans de carrière, arrivait-il encore à un tel degré d’investissement intellectuel, à ce souffle ? Six ans plus tard, Auster écrit un roman court. Un roman musclé, resserré, à la construction minimale et à une narration a minima. Quelques mises en abyme habilement intégrées au récit central, et c’est tout. On pense aux derniers romans de Philip Roth, à la parfaite maîtrise romanesque, élimant tout superflu. À l’os comme on disait naguère. Quel savoir-faire ! Oui, comme Roth à la fin de sa vie, Auster ausculte ici le vieillissement d’un homme- le passage comique sur ces hommes vieillissants sortant, fermetures éclaires ouvertes, des toilettes, est excellent : « la braguette ouverte est le début de la fin »-. Ses doutes, ses angoisses, ses fantômes, ses pertes. Mais Baumgartner n’est pas un personnage rothien. Baugmartner est un chouette type. Aucune cruauté ni aucune perversité. Il essaie d’être le meilleur possible, bon et respectueux de son prochain. Il est un magnifique représentant de l’homme contemporain, à l’instar de Christian, dans The Square de Ruben Ostlund.
À travers une belle fluidité, Auster alterne la vie au présent de Baumgartner, professeur émérite de Princeton, tournant en rond dans sa maison, avec force détails réalistes, et des réminiscences survenant au gré de la journée. Sa femme, Anna, bien évidemment, morte dix ans auparavant. Qu’il a aimé, qu’il aime encore. Et à qui il reste fidèle en pensées. Mais aussi son père, juif polonais- il nous entraînera jusqu’à Ivano-Frankivsk, à l’est de l’Ukraine- son enfance… Gracieusement, les récits s’enchaînent, les histoires se déploient. Par bribes, le puzzle de sa vie se reconstitue. A la lecture de ces monologues à la troisième personne, plusieurs fois le lecteur se demande si Baumgartner ne se mue pas en Herzog, le personnage fou de Saul Bellow. Mais non, Baumgartner a une remarquable force d’équilibre. Et un certain nombre de personnages, dont deux jeunes femmes, Judith et Beatrix Coen, dépeintes avec amour et finesse, entrent dans sa vie- quel grand portraitiste de femmes il est !- Manière pour Baumgartner de revenir sur terre. Parmi les vivants ; parmi les vivantes.
C’est une vraie fausse confession que nous livre ici Auster. On sait son attachement au genre romanesque. L’importance qu’il accorde à l’œuvre d’imagination. Mais Auster aime jouer avec son lecteur, sans jamais le manipuler. Quelle surprise quand au milieu du livre, il évoque son grand-père… Auster. Ce qui est vrai, ce qui est faux dans ce livre ? Il transpose avec doigté sa propre vie. Sans cesse brouille les pistes. Comment ne pas reconnaître sa femme Siri Hustvedt dans sa première femme ? Mais aussi dans Baumgartner, passionné par le fonctionnement du cerveau ? On ne sait pas si ce livre a été écrit avant ou après la mort de son fils et de son bébé, en 2022. Mais les échos présents dans ce livre nous laissent songeurs. Pourquoi Baumgartner écrit-il sur le syndrome du membre fantôme ? : « Il pense aux mères et pères vivant le deuil de leurs enfants défunts (…), et à la ressemblance entre leur souffrance et les effets consécutifs à une amputation (…) vous allez découvrir que la partie de vous amputée, la partie fantôme, peut toujours être source d’une douleur profonde et sacrilège. »
Mais peu importe nous dit Auster, l’essentiel est la diffuse vérité qui se dégage du roman ; des personnages. Et quitte à choisir, continue Auster, il préfère le faux au vrai. L’inventé au soi-disant réel. Le roman à la vie.
Paul Auster, Baumgartner, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Laure Tissut, Actes sud, 200p., 21,80€