Démarrant comme du Lumet, poursuivant comme du Rozier, Los Delincuentes est un formidable film policier et politique
On l’a dit dans l’édito cinéma du numéro précédent, le cinéma argentin rayonne avec des films comme La Flor, Trenque Lauquen, Eureka, et avec un collectif tel que El Pampero Ciné. Rodrigo Moreno, l’auteur de Los Delincuentes, ne fait pas partie d’El Pampero mais partage la même idée du cinéma : libre, modeste, moderne et romanesque. Les « délinquants » de son film sont deux employés de banque, Roman et Moran, qui décident un jour de braquer le coffre de leur établissement, malgré les risques : vaut-il mieux vivre « trois ans et demi en prison ou vingt-cinq ans à la banque ? » explique Moran. Comme l’indiquent leurs prénoms, les deux lascars sont de natures opposées. En tant que responsable des coffres, Moran est le cerveau, celui qui conceptualise le plan, vole l’argent, puis enrôle Roman : honnête, déstabilisé par son collègue, Roman se laisse finalement convaincre de garder le butin chez lui jusqu’à ce que Moran sorte de prison.
Los Delincuentes commence comme un thriller américain des années soixante-dix : image granuleuse, décors décatis et vintage (aussi bien la ville de Buenos Aires que la banque publique dans laquelle évoluent les protagonistes), musique funky-jazzy-lounge. Si le premier tiers documente le braquage avec précision, la suite s’attache surtout au quotidien de Roman, l’honnête employé qui est hanté par la mauvaise conscience d’avoir franchi le seuil de l’illégalité et dont la vie familiale est rongée par une paranoïa grandissante. La suite du plan de Moran consiste à planquer l’argent dans une colline au fin fond de l’Argentine, peut-être même à vivre là-bas car il y est tombé amoureux d’une jeune femme locale. Le film joue sans arrêt sur la gémellité et les personnalités contraires de Roman et Moran (tels deux aimants qui s’attirent et se repoussent) et parvient à rendre leurs projets et leur quotidien post-braquage aussi captivants que le hold-up lui-même. Cette force expressive du film tient à plusieurs facteurs : un récit constamment inventif et surprenant, des acteurs sensationnels, une mise en scène d’une grande précision, dessinant avec soin le moindre second rôle, dénuée de frime et de fioritures gratuites, constamment au service de ses personnages, une mise en scène qui saisit à la fois l’image-mouvement (l’action pure) et l’image-temps (la réflexion, l’intériorité).
Au-delà ou en-deçà de ce récit qui commence comme du Sidney Lumet puis se prolonge comme du Jacques Rozier, Rodrigo Moreno déploie un sous-texte radicalement politique. L’enjeu de Los Delincuentes n’est pas tant le braquage en soi que la question de comment briser l’aliénation de la ville, du salariat, de la morne répétition du quotidien, d’un job que l’on n’aime pas ? Comment échapper à l’anesthésie de la routine, à la mort à mèche lente du capitalisme ? Plus que l’appât du gain, Roman et surtout Moran sont en quête d’amour, de sensations, d’aventure, de liberté. Rompre avec la société pour retrouver un rapport immédiat et primitif avec le monde afin d’exister pleinement, telle est l’enivrante proposition de Los Delincuentes en filigrane de sa magistrale coulée de cinéma.
Los Delincuentes de Rodrigo Moreno Avec Daniel Elias, Esteban Bigliardi, Margarita Molfino, Laura Paredes…, Arizona Distribution/JHR Films en salle le le 27 mars