Dans Anatomie d’un drame, L’allemand Gert Lochütz s’inspire d’une catastrophe ferroviaire en 1939 pour construire une habile variation sur la fiction et le mensonge.
« Les images viennent de loin et elles font partie du stock d’angoisses qui foncent sur moi la bouche ouverte… ». Le narrateur d’Anatomie d’un drame, de Gert Lochütz, se laisse gagner par l’obsession pour une catastrophe ferroviaire, la pire qu’ait connue l’Allemagne. En décembre 1939, deux trains se percutèrent, faisant des centaines de victimes. L’évènement fait écho à des souvenirs d’enfance qu’il a lui-même enfouis. « Une fois c’est le cylindre noir de la locomotive toujours luisante d’humidité qui surgit de l’obscurité, une fois ce sont les roues à hauteur d’hommes, propulsées par les pistons, leurs phares qui percent à travers les nuages de fumées et de vapeur, les sifflements, les craquements et les martèlements dans des jaillissements d’étincelles, le grincement du fer, les cliquetis, (…), qui me poursuivent dans un fracas des roues jusque dans mon sommeil. » Il va donc se mettre à enquêter sur l’accident, éplucher les articles, hanter les archives.
Parmi les passagers rescapés, une d’entre elles attire son attention. Une certaine Carla, jeune fille qui voyageait avec un homme qui n’était pas son fiancé. « Lui, quarante-quatre ans, marié, deux enfants, commerçant à Naples, voyageant en Allemagne. Elle : petite, frêle, traits fins, longs cheveux noirs. Lui : une alliance, elle : une bague de fiançailles. » Après l’accident, son fiancé officiel tentera en vain d’établir le contact avec elle.
Double vie, ou explication plus trouble ? Dans l’Allemagne nazie, Carla est considérée comme juive. Pas à pas, le narrateur reconstitue les pièces du puzzle, avec minutie. Au fil de ses découvertes, il va comprendre pourquoi cette histoire qui résonne avec son passé comme avec son présent a ainsi pris possession de lui… Lui-même en pleine liaison avec une femme mariée, l’aura de trahison autour de Carla le fascine.
Avec ce roman singulier, l’allemand Gert Lochütz se livre à une habile et prenante réflexion sur les rapports entre réel et fiction. L’évènement historique est mis au service d’une construction romanesque qui joue sans cesse d’effets de réel, jouant de l’illusion documentaire. Il questionne les traces de la mémoire collective, la possibilité de faire revivre le passé. Il construit un roman kaléidoscope, où chaque éclat raconte une histoire possible, éclaire une facette du drame. Et s’interroge sur la trivialité des faits minuscules qui font basculer le destin. « Le hasard ou accident (…) désigne ce qui va se passer, ce qui ne doit en aucun cas arriver, et qui cependant arrive. En lui se matérialise ce qui n’est envisageable que dans le cadre de certains processus qu’on pense pouvoir laisser en dehors du calcul tant ils sont improbables. En même temps, l’accident est concret, il se passe en un lieu précis, dans un temps précis, et des gens y sont impliqués. C’est un concept du monde physique alors que le hasard est un concept métaphysique. » Le hasard : quelle plus fertile obsession pour un romancier ?
Anatomie d’un drame, Gert Lochütz, traduit de l’Allemand par Jacqueline Chambon, 304 p., Actes Sud, 22,80€