A l’occasion de la parution du dernier livre de Salman Rushdie, Le couteau, comment aujourd’hui l’auteur des Versets sataniques est-il perçu dans le monde arabo-perse ? Enquête.
Quand j’étais enfant, dans les années 90, tout le monde parlait des Versets sataniques au Proche Orient. C’était le grand mystère, le livre dangereux critiquant la religion. Le week-end, quand ma famille syrienne se réunissait, le sujet des ennemis de l’Islam était présent. Selon les plus rigoristes, ces ennemis utilisaient desapostats, des hérétiques, pour détruire l’image de « notre religion » si puissante. Rushdie était l’exemple même de ces traîtres. « Même s’il se repent, il ira toujours en enfer. » disaient-ils. Le paradoxe, c’est que personne ne pouvait le lire. Au lendemain de sa parution, les pouvoirs arabes ont interdit la diffusion du livre de Rushdie. Tout ce qu’on savait, c’était qu’en 1989, un an après la sortie de cet ouvrage, Khomeini, le guide de la « révolution islamique » en Iran, avait publié une Fatwa dans une lettre ouverte : « J’annonce aux musulmans du monde entier que l’auteur du livre Les Versets sataniques, qui a été écrit, imprimé et distribué dans le but d’être hostile à l’Islam, au Messager et au Coran, ainsi que les éditeurs qui connaissent le contenu du livre, sont condamnés à mort. Je demande aux musulmans d’exécuter rapidement ces personnes partout où ils les trouvent. »
Cette Fatwa a ouvert les yeux des jeunes à l’époque sur Rushdie. Il est devenu, pour la minorité laïque, l’icône de la libération et, pour la majorité pratiquante, le symbole de la trahison de l’Oumma. Certains n’ont pas été d’accord avec lui, mais ils pensaient qu’il ne méritait pas d’être tué pour avoir écrit sur les versets inspirés à Mahomet par Satan, bien que cet épisode de l’histoire de l’Islam soit connu de tous. Même si les imams insistent désormais sur le fait que ces versets ne font plus partie du texte coranique. Plus tard, dans les années 2000, ceux qui reconnaissaient avoir lu quelques chapitres des Versets sur internet, étaient accusés par des extrémistes de comportements néfastes : lire des textes critiquant l’Islam était vu comme un péché fragilisant le dogme. Les imams avaient peur que les jeunes commencent à se poser des questions sur l’authenticité de ces versets. Mon père, très pratiquant, dès qu’il a appris que je l’avais lu, m’a alerté sur le risque auquel je m’exposais. Mais c’était trop tard, notre génération avait une curiosité irrésistible d’apprendre, savoir et lire. Le cas de Rushdie était comparable à celui de l’égyptien Naguib Mahfouz. Bien qu’il ait obtenu le Nobel de la littérature en 1988, son roman, Les fils de la Medina, publié en 1959, a été longtemps considéré dans les pays arabes comme le texte de l’infidélité. Mahfouz y aborde la création du monde telle qu’elle est racontée dans l’islam de façon métaphorique en incarnant dieu et plusieurs prophètes. Plusieurs Fatwas ont été lancées contre l’écrivain. Cet ouvrage a été interdit partout dans les pays arabes. 35 ans après sa publication, en 1994, un jeune homme a poignardé Mahfouz dans le cou. Bien qu’affaibli et ayant perdu la vue, il a survécu. L’assassin a déclaré après son arrestation n’avoir jamais lu Mahfouz, mais a appliqué la fatwa d’Omar Abd El Rahman, un guide du mouvement Les frères musulmans en Egypte à l’époque.
Comment ne pas reconnaître la même sauvagerie en août 2022, lorsqu’Hadi Mattar, un jihadiste chiite d’origine libanaise, a répondu à l’appel de Khomeini, en poignardant Rushdie, aussi dans le cou, lors d’une conférence dans un théâtre à New York ? Trente-trois ans après la fatwa, il devenait ainsi le « martyr » dont Khomeini avait parlé dans sa lettre : « Tous ceux qui perdent la vie en chemin pour obtenir la mort de Rushdie sont des martyrs chez Allah. » Et comme l’agresseur de Mahfouz, Mattar a confirmé, lors de son procès, n’avoir que feuilleté les Versets Sataniques. Mais suite à l’attaque de Rushdie, les réactions du monde arabe ont été le plus souvent radicales, et traduisant au plus juste les fractures et les difficultés du monde intellectuel arabe d’aujourd’hui. La solidarité des intellectuels arabes s’est manifestée sur les réseaux sociaux, comme l’écrivain syrien vivant aux Etats-Unis, Fadi Saad, qui a commenté l’attentat sur Facebook : « il ne s’agit pas seulement d’un coup dans le cou de Rushdie, mais plutôt d’un coup dans le cou de la civilisation humaine et du plus haut niveau qu’elle ait atteint en termes de langage et de liberté d’expression. »
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