Depuis vingt ans, le collectif belge Berlin invente des spectacles à la lisière du documentaire, du théâtre et des arts plastiques pour nous faire vivre des récits d’aujourd’hui aux quatre coins du monde. Alors que The Making of Berlin est présenté au Centquatre à Paris et au Maillon à Strasbourg, retour sur le parcours riche et varié de ce collectif.
Rien ne ressemble à un spectacle de Berlin. D’abord parce que la démarche mise en place en 2003 par ce collectif anversois ne se conforme pas exactement à ce que l’on attend en général du théâtre. Aussi parce que d’une création à l’autre leurs réalisations n’ont cessé d’évoluer au fil des années s’appuyant à chaque fois sur des dispositifs différents. Avec cependant quelques constantes, comme l’utilisation de la vidéo – et surtout une curiosité inépuisable pour l’humanité dans ses manifestations les plus diverses. « Le cœur de notre démarche, c’est la rencontre », confirme Yves Degryse, co-fondateur avec Bart Baele et Caroline Rochlitz de ce collectif dont il est depuis 2022 l’unique représentant « historique ». Nommé directeur artistique en octobre dernier du NTGent à Gand, aux côtés de Barbara Raes et Melih Genboyaci, il n’en poursuit pas moins l’aventure de Berlin accueillant en son sein de nouveaux arrivants comme Fien Leysen qui présentera prochainement une création intitulée ALABAMA.
Il y a un an, on pouvait découvrir au Centquatre à Paris The Making of Berlin, œuvre marquante qui signe la fin d’un cycle pour le collectif vingt ans après son premier spectacle, Jérusalem. Au tout début, Yves Degryse, Bart Baele et Caroline Rochlitz ont hésité pour leur première création entre deux villes, Berlin et Jérusalem. Mais pourquoi des villes, se demandera-t-on ? Et pourquoi cette forme de théâtre documentaire ? On pourrait penser à ce propos que tous trois ont d’abord été journalistes avant d’opter pour l’art dramatique. « Pas du tout, remarque Yves Degryse. Nous avons tous été formés au théâtre et c’est l’envie de faire des spectacles ensemble qui nous a réunis. En revanche nous avions un même désir de rompre avec l’approche classique du théâtre. Nous voulions développer des projets qui impliquent une longue période de préparation ; entre un an et un an et demi. D’autre part, plutôt que de choisir de monter un texte, ce qui nous intéressait c’était de choisir une ville. Les habitants sont les protagonistes. Il s’agissait de raconter des histoires en relation avec cette ville et qui ont en même temps quelque chose d’universel. Quand on a opté pour Jérusalem pour démarrer le projet, on a décidé que le dernier portrait de ville serait Berlin. »
Jérusalem, la ville fondatrice
À l’époque ils envisagent même que cette ultime création signe la fin du collectif. Il n’en est rien comme on le voit, mais Yves Degryse considère que désormais Berlin entame une nouvelle étape de sa carrière. Précisons que la notion de cycle est importante dans leur démarche. Ainsi les portraits de ville, qu’il s’agisse de Jérusalem, Iqaluit, Moscow ou Bonanza, appartiennent au cycle Holocen. Tandis que des créations comme Land’s End, Tagfish ou Perhaps All the Dragons appartiennent au cycle Horror vacui. À bien des égards, le choix de Jérusalem joue un rôle inaugural dans l’itinéraire du collectif, comme le précise Yves Degryse : « En 2003, on était juste après la deuxième Intifada. Pour nous cette ville avait quelque chose de fondateur, c’était le point de départ idéal. Il y a tellement de lignes de force qui traversent cette région du monde. Pas seulement sur le plan religieux, mais aussi au niveau historique, géopolitique et surtout humain. Ce qui nous intéressait ce n’était pas tant ce dont on parle dans les journaux télévisés que ce qui se passe en coulisse. On voulait donner la parole aux habitants. » À l’origine, ils projetaient un spectacle en deux parties : l’une avec des entretiens filmés ; l’autre avec des comédiens et des musiciens présents sur scène. Après coup, il est apparu que les témoignages recueillis étaient tellement forts que la deuxième partie n’avait plus de raison d’être. Ainsi est née Jérusalem, installation vidéo sur trois écrans diffusée face à un public. Loin de s’arrêter à ce résultat, le premier succès du collectif, ils sont revenus à Jérusalem en 2013. Ils ont montré le film aux personnes rencontrées dix ans plus tôt en leur proposant de commenter les images ou de parler les uns avec les autres. Ainsi est née une deuxième version de Jérusalem qui à la fois intégrait partiellement et remplaçait la précédente. « Ce deuxième tournage a été très dur, se souvient Yves Degryse. En 2003, de quelque bord qu’elles se situent, les personnes interviewées avaient des points de vue certes assez extrêmes mais toujours exprimés de façon nuancée, réfléchie. Dix ans plus tard, leur discours s’était nettement durci. Cela ne donnait pas beaucoup d’espoir. Aujourd’hui, on voit où ça en est arrivé. »
Il était question d’un troisième tournage à Jérusalem en 2023, le principe étant de revenir tous les dix ans. La situation actuelle n’est évidemment pas propice. Yves Degryse le regrette. « Même au sein de la violence qui sévit en ce moment, je crois possible de trouver une petite ouverture. Pas forcément de l’espoir, mais quelque chose qui raconte ce qui se passe et qui n’est pas forcément que la violence. » Une chose est sûre, c’est que ce travail sur Jérusalem où il était essentiel de restituer au plus près la parole des témoins rencontrés sur place sans prendre position a été déterminant dans la démarche du collectif de ne jamais coller à un point de vue unique, mais au contraire de multiplier les angles d’approche. « Le travail sur Jérusalem a été très formateur. Le fait d’écouter un jour une personne qui vous explique très clairement sa position et le lendemain d’être face à une personne de l’autre bord avec elle aussi ses arguments, c’est très important. Parce qu’après cela c’est à vous, c’est-à-dire moi ou le public de construire sa propre opinion. »
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The Making of Berlin, de et par Berlin / Yves Degryse. au Maillon, Strasbourg, Du 17 au 19 avril, au Centquatre, Paris, du 23 avril au 5 mai