Six horizons noirs intenses habillent les murs de la galerie Lelong & Co. pour un face à face volcanique et méditatif avec Richard Serra.
Minimales, oui, mais hautement texturées. Le noir y est profond, brillant et granuleux. Il a l’aspect d’épais goudron ou de roche volcanique dans laquelle étincellent des grains de quartz. Le noir boit la lumière, l’étouffe, l’emprisonne, tout en la faisant rejaillir plus subtilement, comme si un long processus avait réussi à parachever un phénomène de maturation, comme si la croûte terrestre s’apprêtait à nouveau à crépiter. Le sculpteur américain Richard Serra, connu pour ses blocs monumentaux en acier Corten qui défient l’espace et la gravité, se livre depuis les années 1970 à une intense activité d’œuvres sur papier, toujours abreuvées de noir. Et tout y est pensé avec un soin et une précision extraordinaire à la manière d’un alchimiste de la Renaissance en quête de la matière vivante, magique. Mais plus qu’une expérimentation en deux dimensions, l’artiste semble aussi rechercher dans ces grands formats une manière de décliner sur le papier les mêmes sensations de trouble de l’équilibre, de gigantisme des volumes, de ressenti du poids et du mouvement, que dans ses immenses sculptures.
Comment un cadre traditionnel pourrait-il alors donner la sensation de s’élargir avec une telle force qu’il serait capable de contenir en son sein toute la puissance tellurique du monde ? Les six estampes montrées dans l’exposition sont récentes, réalisées entre 2020 et 2023, en partie au moment du confinement. La matière noire y est plus épaisse que jamais et ses contours plus arrondis, plus sensuels que dans les séries précédentes. On pourrait y voir des ombres sombres et ondoyantes venues barrer un désert silencieux. Réalisées avec de l’encre à imprimer, des bâtons d’huile et de la silice, elles occupent la majorité de la surface du papier japonais, ne laissant au blanc du support que les coins supérieurs et inférieurs pour respirer, quand ce n’est pas une mince frange à la limite du cadre. Et encore, dans cet étroit corridor, le noir s’appesantit sur la bordure en une courbe qui s’affaisse légèrement, donnant l’impression d’une forme bombée en expansion. L’artiste joue sur l’illusion d’optique des volutes concaves et convexes dont les contours sont hérissés d’infimes irrégularités apportant une sensibilité subtile au tracé. Ces grandes géométries opaques deviennent obsédantes, fascinantes, impression exacerbée par le fait que le cadre ne peut les contenir entièrement. Elles sont donc coupées, suggérant la poursuite de leur drapé de cendre dans le hors-champ du tableau. Mais ce qui amène une mystérieuse beauté, c’est l’esthétisme minimal – auquel l’artiste de 85 ans n’a jamais dérogé – qui emplit ces œuvres aussi légères dans leur rendu que lourdes dans leur matérialité – pesant tout de même près de 9 kg chacune. C’est dire combien la gravure ici se mue en matière-objet, chaque couche ayant nécessité de longues semaines de séchage. Richard Serra par sa science de l’harmonie des volumes n’en finit pas de bouleverser notre regard. Ses abstractions de jais, à la manière des Outrenoirs de Soulages, ouvrent les chemins d’une lumière invisible, celle de l’œuvre, de ses contours cachés, de son horizon inaccessible, de sa présence envoûtante et solitaire.
Richard Serra, Casablanca, jusqu’au 30 avril, Galerie Lelong & Co.,