L’art de la négociation constitue la thématique transversale de cet ouvrage collectif remarquable, dirigé par Hubert Védrine. Le livre l’évoque à travers vingt figures marquantes de la diplomatie mondiale, depuis Mazarin.
« Est-ce que l’on verra encore émerger, dans ce mélange de foire d’empoigne, de multilatéralisme olympien et de palabres mondiaux, la figure de grands négociateurs ? » se demande Hubert Védrine. Ponctuellement, peut-être, espère-t-il. Aujourd’hui, « la société civile », les médias n’ont d’yeux que pour « l’activité exagérément théâtralisée des chefs d’État ». Commentant les vingt biographies de diplomates qu’il encadre de sa préface et de sa longue postface, Hubert Védrine se montre lucide sur l’avenir du métier de diplomate. La « transparence » permanente, mantra de notre époque, compromet le secret des discussions. Le temps long n’existe plus quand les ministres changent aussi vite – Sergueï Lavrov, seul en poste des vingt portraits, est à ce titre une exception. Védrine cite Giuliano da Empoli et sa description des « ingénieurs du chaos » qui instrumentalisent les flux d’opinions numérisés au profit d’Etats mal intentionnés.
Ce qui frappe à la lecture de ces biographies, ce sont surtout les philosophies d’action et la vision qui fondent les négociations internationales. Quelques exemples éclairants. Moins connu que ses prédécesseurs, Mazarin et Choiseul, le français Charles de Vergennes, secrétaire d’État de Louis XVI, chargé des Affaires étrangères de 1774 à 1787, est le premier à populariser la notion de realpolitik. Vingt ans après le traité de Paris de 1763, qui modifiait l’équilibre mondial en faveur de l’Angleterre, le traité de Versailles de 1783 remet la France « au centre de l’échiquier européen ». Pour mobiliser ses alliés, il a popularisé la notion d’équilibre des forces dans les relations internationales, au service du « droit public », notion très novatrice, plaçant chacun face à ses engagements. « C’est en quelque sorte la realpolitik mise au service d’une grande idée universaliste », souligne son biographe, le diplomate Bernard de Montferrand. Talleyrand reconnut à ses prédécesseurs Vergennes, et avant lui, Choiseul, leur discernement et leur art de manier les équilibres, en voyant loin. Talleyrand est louangeur avec Choiseul : « Il avait prévu la séparation de l’Amérique et de l’Angleterre pour se trouver prêt à remplacer par les mêmes productions et par un commerce plus étendu, les colonies américaines, le jour où elles nous échapperaient. » Pour se défaire des Européens sur leur sol, et jouir de leur indépendance, les émissaires américains à Paris – dont le vieux Benjamin Franklin – utilisent des « méthodes expéditives qui préfigurent la culture de l’« America first » qui marquera la diplomatie américaine », d’après Montferrand. Il y a 250 ans, déjà…
À la fin du XVIIIe siècle, l’Europe n’est donc plus tout à fait seule et la multiplication des acteurs diplomatiques va consacrer au siècle suivant ces notions cruciales de droit public, d’équilibre stratégique et de realpolitik, pour s’en prévaloir ou s’en départir, quand les rapports de force ne seront plus seulement ceux d’une Europe continentale. Ces nouveaux cadres de discussion rationalisés permettent aussi de sortir des « abîmes de négociation », selon l’expression de La Rochefoucauld, cité par l’universitaire Simone Bertière, dans son portrait de Mazarin. Grand précurseur, premier à agir en « Européen pacificateur », l’Italien Mazarin multiplia médiations et traités locaux, en Italie et en France, s’inspirant de la maïeutique socratique pour « arracher les plaignants à leurs présomptions ».
L’art subtil de la discussion « entre gens qui ne sont pas d’accord entre eux » a changé depuis la dématérialisation des échanges et des communications. Ce qui doit rester non négociable, c’est la défense des « valeurs » d’une nation, afin de donner du crédit aux intérêts supérieurs que l’on défend, insiste Hubert Védrine. Dans ces temps troublés, il est bon de garder en tête cet objectif fondamental. Et, par-dessus tout, martèle l’ancien ministre des Affaires étrangères, la boussole de l’action diplomatique doit demeurer la « maîtrise de son destin ».
Grands diplomates : les maîtres des relations internationales de Mazarin à nos jours. Sous la direction d’Hubert Védrine, Perrin, 416 p., 25€