S’ouvre tout juste à Arles la deuxième édition du Festival du Dessin, sous la houlette avisée de l’impeccable Frédéric Pajak. Une moisson d’une époustouflante richesse. On y était.
Il y a dans le dessin un peu, beaucoup même, de cette séduction bouleversante et inexplicable, naïve et infiniment subtile qui s’attache aux tours de prestidigitation, à l’éclat fiévreux des lumières braquées sur la scène où opère le magicien. Il y a là enchantement et truc, je veux dire subjugation d’une émotion (grincement satirique, expiration lyrique du paysage, sourire, tendresse…) et conscience de l’artifice de la ligne – en un mot, célébration du rituel de l’illusion.
Si des arts plastiques, le dessin est le plus apte à faire de l’illusion même son objet, et pas seulement son moyen d’effet, je laisse aux critiques et aux doctes le soin de décider la question ; reste que cette année, pour la deuxième édition (tout aussi abondamment pourvue, tout aussi riche en extases, surprises, trouvailles que la première) du Festival du Dessin d’Arles, de feuille en feuille – comme se matérialisent et se colorent peu à peu les contours d’une apparition – les féeries, les troubles et les démystifications de l’illusion ont étendu leur empire.
Ainsi Tomi Ungerer, justement mis à l’honneur par le Festival, et sa ricanante série The Party : comme si un Lovecraft s’était acoquiné avec un moraliste du Grand Siècle ou un Proust pour gonfler les baudruches monstrueuses des mondains de la haute société. Façade, vent, que la respectabilité des cocktails… Chez le génial et tragique Charles Meryon, à l’Espace Van Gogh, une eau-forte du Pont-au-Change, avec ballons, volées d’oiseaux, nuages et lune (l’astre des magiciennes) place aussi sous le signe de l’air et du vent, la pesanteur pierreuse de la rive de la Seine : tout ne serait que bulle de savon du rêve ? Chez Chantalpetit (si l’auteur de ces lignes peut parler en son nom, et, ma foi, pourquoi pas ?, il doit confesser que c’est une des belles découvertes de cette édition…), c’est la propension conjuguée de la raison et de la perception à représenter et à nombrer le monde qui est ravalée au rang des vanités : voici des cotons-tiges, quoi de plus simple, de plus aisé à décompter ? Mais quelle confusion, quel chaos ! Comme l’esprit ordonnateur est défait, humilié par l’humble tarière de l’oreille…
Et puisqu’on parle de perception, l’agitation, le chaos de tel dessin de Michel Houssin, n’est-ce pas le bouillonnement des impressions sensorielles avant, pour parler comme Bergson, que le cerveau ne fasse son œuvre d’« instrument de sélection » ? Toute perception nette est dès lors une illusion, un toilettage artificiel d’un désordre antérieur… Et voici Jean-Michel Jaquet, autre découverte : des silhouettes faussement rupestres à la Louis Soutter déployant leur éloquente simplicité sur des feuilles de journaux : où s’arrête le signe, où commence la figure, ne prendrions-nous pas le première pour la seconde ?
Apothéose personnelle de cette édition : les extraordinaires Michaux et notamment cet alphabet ou cette chorégraphie de chromosomes rouges : on est au bord, non pas du gouffre et de sa connaissance, mais au bord de ce moment où tout va naître : formes, signes, langue, êtres humains ; il ne manque plus que l’acte magique, le coup de baguette que donnera le spectateur et qui fera, de ces applications de noir et de rouge, d’illusoires vies, d’illusoires phrases.
Si je ferme les yeux, l’illusion se prolonge, je suis toujours à Arles et non point devant les touches sagement alignées de mon clavier ; et je revois l’extraordinaire Markus Buchser et ses sillons-vaisseaux sanguins, les deux sœurs de Kokoschka – et Vallotton, l’immense Vallotton, son bibliophile, son assassin… Mais ne vous payez pas d’illusions, ne vous en tenez pas à cet article, filez à Arles !
Festival du Dessin, Arles, jusqu’au 19 mai