Grande tristesse d’apprendre la mort de Paul Auster. Immense écrivain, génie de la fiction, qui a porté le roman américain à un art virtuose. Nous le souhaitons aujourd’hui dans le paradis des romanciers, entre Milan Kundera, Martin Amis, Philip Roth.. Joyeux happy few qui nous manquent tant. En 2017, pour 4 3 2 1 ( Actes Sud), nous l’avions longtemps rencontré, et publié cet entretien qui marquait son grand retour littéraire.
Le merveilleux essayiste et penseur Edward W.Said intitulait un de ses derniers livres, On Late Style. Il y développait l’idée saugrenue et audacieuse, que les très grands créateurs, dans la dernière partie de leur vie, développaient des idées, des formes inédites, qui avaient maturé dans leur œuvre, en silence, pendant des dizaines d’années. Dans la vieillesse, l’artiste se réinventait. Ainsi Verdi composait Falstaff à quatre-vingt ans, et par cette comédie, assumait un tournant musical dans son œuvre qui exerça une influence déterminante sur Puccini et d’autres. A la fin de sa vie, il est devenu un autre. Paul Auste n’aura pas quatre-vingt ans avant 2027, mais son dernier livre, 4 3 2 1, marque un tournant radical dans son oeuvre. Et, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes, son late style se révèle dans un livre consacré à la jeunesse. Ou plutôt à quatre jeunesses, puisque l’on suit quatre existences, quatre possibilités du même personnage : Archibald Ferguson. Un roman d’apprentissage, sans aucun doute, au sens biologique du terme : on suit, page à page, les métamorphoses d’un esprit, de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à l’âge adulte. Son accès à la connaissance, son éveil sexuel, la vision qu’il ébauche de lui-même.
Auster s’offre le temps de nous décrire le moindre bouleversement du quotidien, même infime dans ce roman bien plus psychologique, intérieur, furieusement naturaliste que ses précédents. En cela, il quitte cet univers semi-fantastique, trouble, qui fut le sien, pour se rapprocher de l’enquête proustienne : le questionnement du détail, le prolongement infini des scènes. Ce que Knausgaard poursuit aussi avec moins de talent mais avec le succès que l’on sait. Si ce n’est qu’Auster a toujours été un écrivain de fictions, un artiste d’imagination tel qu’il le prouve une nouvelle fois dans ce livre, riche de centaines de personnages, et de destinées. Plane sur ce livre l’ombre du Grand Roman américain, de récits ancrés dans l’épopée américaine. Car qui est Archibald Ferguson sinon l’incarnation de cette jeunesse d’après-guerre, témoin passionné de l’Amériquecontemporaine, et de ses transformations brutales, subitesdes années 60, 70 ? Archibald est né là où Paul Auster a grandi, dans la classe moyenne de Newark dans le New Jersey, fils de Rose et de Stanley,et arrière-arrière-petit-fils, d’Ichabold Ferguson, immigré juif qui, arrivé à Ellis Island et au moment de donner son nom, s’est empêtré dans son yiddish, héritant d’un prénom aussi ridicule qu’Ichabold, et d’un patronyme aussi typiquement américain que Ferguson. Ouvrir le livre par l’arrivée d’un juif à Ellis Island, n’est-ce pas d’emblée se placer dans le grand récit national ? Ferguson est enfant amoureux de sa mère, la joyeuse, fumeuse et indépendante Rose : « quand il serait assez grand pour nouer ses lacets tout seul et ne plus mouiller son lit, il allait se marier avec elle ». Ferguson 1, 2, 3 et 4 ne connaîtront pas la même destinée : l’un perd son père, l’autre bénéficie de la richesse de ses parents qui finissent par divorcer, le troisième doit travailler jeune pour gagner sa vie, le dernier n’a pas le temps de se poser ces questions… Auster se fait joueur d’échecs borgésiens, en menant plusieurs parties de front, et en interrogeant ainsi l’Amérique, et sa propre existence, même s’il nous jure qu’il ne s’agit pas d’un roman autobiographique. Ainsi, des années universitaires des Ferguson, sans doute les plus riches du livre : l’un est à Princeton, l’autre à Harvard, le troisième à Paris. Tous trois écrivent déjà de la fiction. Tous trois assistent ou réagissent aux manifestations contre le Vietnam. Tous trois choisissent de ne pas s’engager pleinement dans le combat politique, mais de se consacrer à leurs œuvres. L’un écrit une fiction imaginaire, l’autre un roman autobiographique, le troisième un roman comique. Avec virtuosité, Auster place des passages de ces livres des Ferguson dans le livre qui devient un lieu de confrontation des styles, des formes, des lieux de l’imaginaire. Comme s’il voulait nous rappeler qu’il ne s’est jamais figé, n’a jamais été de ces auteurs à succès qui «font le job».. Auster se veut en Flaubert, écrivain en mouvement, qui tourne le dos à la statue de sel de la «star des lettres new-yorkaises». Si la toute fin du livre, la « résolution » est critiquable – on ne s’attendait pas à un penchant démonstratif chez Auster – ces mille pages révèlent en effet une puissance psychologique, historique et formelle démultipliée. Paul Auster viendra en France en janvier, à Paris et au Havre, où il est l’invité du festival Le Goût des autres, avec sa femme, Siri Hustvedt, mais nous n’avons pas pu attendre, et, un soir à Paris, un après-midi à New York, nous nous sommes longuement entretenus avec lui par téléphone. Il achevait une tournée mondiale pour ce livre, mais a trouvé le temps de se montrer attentif, précis, et amusant…
Diriez-vous que vous avez écrit votre Ulysse, avec au centre un everyman, un monsieur tout le monde, Archibald Ferguson ? Les quatre Ferguson sont-ils votre Bloom ?
Je ne sais pas si je comparerais mes Ferguson à Bloom, dans la mesure où Bloom est un homme d’un certain âge, qui a déjà une vie longue, et assez décevante derrière lui, alors que mon livre se penche sur la jeunesse, le développement humain, et le début de la vie. Lorsque j’ai commencé à réfléchir à ce livre, je ne savais pas jusqu’où je prolongerais les différentes voix dans le temps. Ma première impulsion était de les écrire jusqu’au vieillissement mais lorsque j’ai commencé, je me suis rendu compte qu’il s’agissait en réalité d’un livre sur la jeunesse. Les vingt premières années de nos vies sont sans aucun doute les années les plus passionnantes, les plus fortes, les plus riches en évènements. Je voulais donc me concentrer sur cette période précise, jusqu’à cette métamorphose inouïe qui a lieu à vingt ans, lorsque d’enfants, nous devenons hommes ou femmes.
Le premier enjeu a-t-il donc été de faire apparaître la structure des débuts de l’évolution humaine : l’enfance, l’adolescence … ?
Oui, et surtout de montrer les puissantes différences cognitives entre ces moments de la vie. On ne saisit pas du tout le monde de la même façon à six et huit ans, ni à huit et dix ans. Ces différentes étapes du développement étaient essentielles à cerner. J’ai dû m’adosser à mes souvenirs d’enfance, me replonger dans mes premières années, et dans les pensées que j’avais à cet âge-là, pour saisir cette évolution. Chaque mois, la perception se transforme, car on apprend un peu plus, et on comprend un peu plus du monde qui nous entoure. On en apprend un peu plus sur soi aussi au fur et à mesure du temps. Jusqu’à ce moment extraordinaire, qui survient chez les garçons autour de quatorze ans, et chez les filles un peu plus tôt, où l’on est transformé. Ma femme Siri, qui sait tout sur le cerveau humain, m’a expliqué que ce miracle de l’évolution avait lieu dans le cortex préfrontal. Soudain, ce qui aurait été impossible six mois plus tôt, devient possible : on devient capable de généraliser et de penser en termes abstraits. A partir de ce moment, les enfants sont bien plus ancrés dans les évènements du présent, et de l’avenir. Est-ce que vous vous souvenez du passage où Ferguson 4, est au Summer Camp ? Il a quatorze ans, et il a cette conversation absurde avec son cousin et ami Noah sur les deux routes offertes dans l’existence, le fait qu’on ne sache pas si l’on a pris la bonne ou la mauvaise, et que la seule personne qui puisse le savoir est Dieu, puisque Dieu voit tout, en une seule fois. C’est une conversation que des garçons de douze ans ne pourraient pas avoir, mais de quatorze ans, oui. Ce passage illustre l’évolution de l’esprit de Ferguson, l’acquisition de nouveaux instruments de pensée.
Entretien complet à retrouver dans le N°115 disponible en version numérique