On n’en a jamais fini avec Ozu, la preuve avec cet indispensable coffret de films inédits et rares.
Du muet noir et blanc de Femmes et voyous aux couleurs parlantes de Dernier caprice, ce coffret de Carlotta Films offre un formidable condensé de l’oeuvre de Yasujiro Ozu, dont l’un des paradoxes est que sa vie relativement courte (1903-1963, soixante ans jour pour jour) n’aura pas empêché une carrière plutôt longue, avec plus d’une cinquantaine de films en trente-cinq ans. Des travellings, c’est sans doute ce qui frappe immédiatement dans Femmes et voyous, sorti en 1933. Et la boxe, des expressions fortes de visage et de corps, un jeu d’acteur identifié à l’action et la violence tout à fait inhabituelle pour quiconque a vu Le goût du saké, Voyage à Tokyo ou Printemps tardif. De fait, l’autre intérêt majeur de ce coffret est de révéler nos paresses de spectateur et de commentateur, identifiant toujours un artiste à une seule facette de son œuvre alors qu’il s’agit d’un flux évoluant et métamorphosant celle-ci sans arrêt. Femmes et voyous est un film noir dans un Japon pour qui Hollywood et l’Amérique constituent des expériences exotiques irrésistibles. Aucun des personnages ne porte de kimonos, le Stetson couronne des hommes vêtus d’impeccables costumes croisés, tandis que les femmes, ou plus exactement LA femme, en l’occurrence la grande Kinuyo Tanaka – qu’Ozu sera l’un des seuls à soutenir lorsqu’elle deviendra réalisatrice -, est une flapper, une vamp usant et abusant des hommes et d’elle-même – son corps – pour le plus grand plaisir du public. Le style Ozu apparaît néanmoins dans le placement bas de la caméra, une légère contre-plongée à hauteur d’enfant, et dont Jean Douchet, doué pour les perfidies, déclarait qu’elle occupait la place du chien dans la famille. Pareillement, des ellipses escamotent certaines situations, comme cette rixe où le héros fracasse trois alter ego, et dont on ne voit rien, sinon le début où ils se retroussent les manches, et la fin où les perdants se remettent difficilement de la rosserie. Ce grand rien qui figurera sur sa pierre tombale n’existe pas encore dans cette filmographie d’avant-guerre. On sait maintenant que la majorité des films d’Ozu ne ressemble pas à du Ozu. Il fut un réalisateur de studios traversant les genres commerciaux florissants de la période impériale, telle la comédie, et cette trop fameuse « épure » qu’il parvint à sculpter ultérieurement tient sans aucun doute à cette guerre qui vit son pays basculer dans la défaite. Les grandes réalisations d’Ozu, celles faisant de lui un mythe pour Wim Wenders et tant d’autres cinéastes de sa génération et des suivantes mettent en scène implicitement des vaincus de 1945, silencieux, porteur d’une mélancolie qui est aussi le masque de la honte d’avoir échoué à Midway, Leyte ou Guadalcanal. Il était un père, écrit en 1937, tourné en 1942, et subissant différentes vicissitudes de censure avant la restauration présente, est du pur Ozu. L’histoire d’une relation d’un père veuf avec son fils, en deux périodes, l’enfance et l’entrée dans l’âge adulte du garçon devenu un homme marié, avec une ellipse au milieu. On y voit les personnages peu à peu « s’asseoir ». C’est aussi ça, le fameux passage du temps chez le maître japonais : on termine son existence assis, que ce soit chez soi ou au bar autour d’un bon saké ou d’un thé. Heidegger et quelques autres ont pontifié sur « l’être-là », le Dasein, mais avec Ozu, on peut à bon droit disserter sur « l’être-assis », et ses deux corollaires, « l’être-debout » – la vitalité -, et « l’être-couché » – la mort, le sommeil, le coma. Récit d’un propriétaire est encore dans un entre-deux. Un orphelin est progressivement adopté par une vieille acariâtre, une sorte de Vie devant soi post Hiroshima, là où madame Rosa est une figure d’après la destruction des juifs d’Europe. Avec les trois derniers films du coffret, Une femme dans le vent (1947), Les sœurs Munakata (1950) et Dernier Caprice(1961), celui-là en couleurs, on retrouve pleinement le monde selon Ozu, tel qu’il est aimé partout. « L’être-assis » règne chez les actrices et surtout les acteurs, planifiant l’économie de leurs gestes, favorisant la méditation, la conversation, la rêverie nostalgique, douloureuse, et les joies simples. Ce regard face à la caméra mais décentré, tapant à droite et à gauche de l’objectif, nous trouble et nous ravit. Ces réalisations se présentent comme des études de famille, et elles le sont, mais elles n’aboutissent souvent que sur l’individu isolé. Comme si après la défaite de l’entité collective de l’Empire, ce repli vers l’unité cellulaire de la nation qu’est la famille ne pouvait déboucher à son tour que sur son effritement, et le renvoi de chacun à sa solitude. C’est un cinéma de paix, mais du côté des vaincus, et cette paix possède d’autant plus de prix, ainsi qu’un éloge discret du confort. On parle de vide chez Ozu, c’est totalement faux. « L’être-assis » suppose des intérieurs et les siens sont le plus souvent surchargés d’objets de toutes sortes. On s’y sent bien. Qui connaît le Japon sait que les objets y sont vivants, l’animisme agit encore dans l’archipel du Soleil Levant, aussi les plans sans humains d’Ozu explorent-ils la vie lente des objets et des espaces, imperceptibles à nos rétines mais non moins réels. Donc, le contraire d’une nature morte, l’éloge de cette nature vibrante à défaut de bouger. La peinture est partout, mais c’est moins Utamaro qui vient à l’esprit que des artistes d’Occident. On pense immédiatement à Edward Hopper. « L’être-assis » dans Chop-Suey, Hotel room, City Sunlight ou Nighthawks, tisse d’évidentes correspondances avec Crépuscule à Tokyo et autre Fleurs d’équinoxe. Et il y a la peinture hollandaise, Vermeer, de Hooch, Rembrandt. Comme chez eux, les plans fixes d’Ozu sont des instantanés de labyrinthe. Les perspectives s’affouillent quand on regarde le jeu des portes coulissantes, des fenêtres, des ruelles s’enfonçant dans la ville, et même les zones côtières, la mer couverte de navires. Rien n’est vide, rien n’est rien, et peut-être est-ce le secret généreux d’Ozu que cette inscription du terme « MU » sur sa tombe, ce grand « Rien » qui est Tout.
Ozu / 6 films rares ou inédits – disponible en coffretBlu-ray chez Carlotta films