Le festival de Cannes s’il est sans conteste le meilleur festival de cinéma au monde, a eu quelques ratés. Des critiques de cinéma reviennent sur les pires palmes d’or du festival.
Décerner une Palme d’or est un exercice difficile, voire extrêmement périlleux. Il ne faut pas se tromper au moment des délibérations. Être sûr de celui ou celle que l’on désignera comme vainqueur(e). Présidente de la 77e édition du Festival de Cannes qui se déroulera du 14 au 25 mai prochain, l’actrice-réalisatrice américaine Greta Gerwig, qui a triomphé l’an passé au box-office avec Barbie, aura la lourde tâche de choisir le meilleur film de la compétition avec son jury… sans reproduire les erreurs du passé. Trop souvent, en effet, des Palmes furent attribuées à des œuvres qui ne le méritaient pas. Rappel historique : si la première édition du Festival international du film a vu le jour juste après la Seconde Guerre mondiale, à l’automne 1946, la Palme d’or n’a été créée, elle, qu’en 1955 pour remplacer le Grand prix (qui récompensait auparavant des films comme Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini, Le troisième homme de Carol Reed ou encore Le salaire de la peurd’Henri-Georges Clouzot). Depuis près de soixante-dix ans, les films palmés sont donc devenus des classiques incontournables de l’histoire du cinéma. Mais pas tous ! On ne va pas revenir aujourd’hui sur les œuvres qui font l’unanimité. Tout le monde est d’accord sur le génie de Kalatozov (Quand passent les cigognes), Fellini (La dolce vita), Visconti (Le guépard), Scorsese (Taxi Driver), Coppola (Apocalypse Now), Campion (La leçon de piano) ou Tarantino (Pulp Fiction). C’est pourquoi nous avons préféré revenir sur les Palmes qui ont divisé la critique comme le public et provoqué la controverse. Celles dont on a complètement oublié l’existence ou qui ont floppé en salles. Ces films récompensés pour de mauvaises raisons – notamment politiques – et dont le couronnement nous semble aujourd’hui injustifié. Des œuvres autrefois dans l’air du temps mais qui sont à présent passées de mode. Pour analyser le phénomène, nous avons recueilli le témoignage d’éminents critiques de cinéma qui sont des habitués de la Croisette depuis des décennies. Et on leur a demandé quelle Palme était, selon eux, un scandale et pourquoi ?
Interrogé sur la ligne éditoriale du plus grand festival de cinéma au monde, l’ex-journaliste de L’Express et du Nouvel Obs François Forestier nous a éclairé sur ce sujet : « Le Festival de Cannes a été créé en réaction à la Mostra de Venise qui avait débuté sept ans plus tôt. En effet, ses fondateurs (Philippe Erlanger et le ministre socialiste de l’Éducation nationale et des Beaux-arts Jean Zay…) avaient décidé de lancer un festival qui serait à l’opposé de celui de Venise qu’ils considéraient comme fasciste (la Mostra subissait à l’époque les pressions politiques du gouvernement de Mussolini). Hélas le 1er septembre 1939, jour de l’ouverture du Festival, les troupes allemandes pénétrèrent en Pologne, et la première édition fut annulée. Il faudra attendre septembre 1946 pour que le Festival débute vraiment. Cette idée d’un festival antifasciste a donc marqué toute l’histoire de Cannes, jusqu’à aujourd’hui. Du fait de ce poids historique, il y a une conscience de gauche très forte dans cette manifestation. Elle a toujours été le reflet des préoccupations sociales qui agitent le monde. Un miroir de la société. On a d’ailleurs toujours récompensé des films en phase avec l’actualité ou qui traduisent l’air du temps. » En effet, si l’on passe en revue tous les films qui ont été récompensés au fil des décennies, un grand nombre d’entre eux traitent de sujets sociaux. Le Festival fut d’ailleurs arrêté au bout de dix jours en raison des événements de Mai 1968. Preuve qu’il a pris le virage de son temps.
Vieillissement prématuré
Le temps, justement, parlons-en. Il a fait des ravages sur certains films qui ont terriblement vieilli. La toute première Palme d’or, Marty (1955) avec Ernest Borgnine en boucher du Bronx, n’a pas été épargnée. On se demande bien ce qui a pu séduire le jury à l’époque tant ce mélo en noir et blanc apparaît aujourd’hui conventionnel. La Palme suivante, Le monde du silence (1956), coréalisé par Louis Malle et le Commandant Cousteau à bord du navire la Calypso, était un exploit technique à sa sortie. Pour la première fois, on voyait au cinéma des prises de vue sous-marines en couleur. Mais de nos jours, le film est devenu assez banal. On a vu mille documentaires sur les fonds marins. François Forestier tempère nos propos : « Oui mais à l’époque, c’était un émerveillement. Et l’un des premiers films avec une conscience écologique – un mouvement que le public ignorait alors totalement. Donc historiquement, il a son importance. D’autant qu’il a remporté en prime l’Oscar du meilleur documentaire en 1957. » Éric Neuhoff, le critique du Figaro, ajoute : « Je l’ai vu quand j’étais gamin. Je me souviens de Jojo le mérou, qui était la mascotte du film… mais des lèvres gonflées, on en a vu plein d’autres à Cannes depuis (rires). C’est une sorte d’anomalie les documentaires en compétition. C’est avant tout un festival dédié à la fiction. D’ailleurs mis à part Le monde du silence et Fahrenheit 9/11, aucun docu n’a remporté la Palme. » Il y a aussi le cas d’Orfeu Negro de Marcel Camus. Une transposition du mythe d’Orphée au Carnaval de Rio. Eurydice dans les favelas ? En voilà un drôle de concept. Cette Palme était exotique en 1959. À l’époque, le Brésil était un territoire inconnu pour une grande majorité de français. Mais à part cette vision très touristique, que retenir aujourd’hui du film, à part la samba d’Antonio Carlos Jobim ? « J’ai revu récemment Orfeu Negro et je trouve que le film a pris un méchant coup de vieux », raconte Caroline Vié du quotidien 20 Minutes. « Gene Kelly, la star de Chantons sous la pluie, qui faisait partie du jury cette année-là, a dû être emballé parce que c’était très différent des comédies musicales auxquelles il était habitué. Mais depuis, les goûts ont évolué. On est passé à autre chose… » « Néanmoins, il faut retenir que tous les rôles dans ce film sont interprétés par des Noirs. Ce qui était assez rare à l’époque » précise la journaliste du Point et du Masque et la plume Florence Colombani. « Cinq ans plus tôt, le cinéaste Otto Preminger avait tourné sur le même principe son Carmen Jones (1954) avec Dorothy Dandridge et Harry Belafonte, qui réadaptait l’opéra de BizetCarmen avec des Afro-Américains. On montre dans Orfeu Negro des peaux et des corps différents. Il y a quelque chose dans cette démarche qui reste assez original. Et puis, il y a la beauté de l’actrice et chanteuse américaine Marpessa Dawn. » Autre film très daté, Le Knack… et comment l’avoir(1965) de Richard Lester semble prisonnier d’une capsule temporelle. Celle du Swinging London. « C’est une Palme complètement démodée, c’est sûr » confirme Colombani. « Cette comédie a un certain charme en raison des vêtements que portent les personnages et la musique de John Barry, mais elle est très marquée par son époque. On y croise brièvement Jane Birkin en motarde, Charlotte Rampling en skieuse nautique et Jacqueline Bisset en top model. Elles ont toutes vingt ans. »
Les Palmes politiques
Il faut aborder aussi la problématique des palmes politiques. Le vent de la contestation a souvent soufflé sur Cannes. Et il est arrivé à plusieurs reprises dans l’histoire du festival que des circonstances extérieures influent sur le palmarès. C’est par exemple le cas du très inégal L’homme de fer (1981) d’Andrzej Wajda, situé pendant la grève des chantiers navals de Gdańsk. Pour bien emboîter le pas à la contestation en Pologne, le jury décide à l’époque de décerner la Palme à ce film pour soutenir le mouvement Solidarność, dirigé par le syndicaliste Lech Wałęsa. D’autant que le candidat du parti socialiste François Mitterrand est élu président de la République le 10 mai 1981, trois jours avant le début du festival. François Forestier revient sur cette Palme controversée : « L’homme de marbre de Wajda avait été un coup de tonnerre en 1977. C’était la première fois que l’on voyait un film qui critiquait aussi violemment la mainmise de l’union soviétique sur la Pologne. Mais il n’avait pas reçu la Palme. Et donc sa suite L’homme de fer qui est un film moins réussi a été récompensé simplement pour rattraper cet oubli. De plus, ce long-métrage a été tourné dans l’urgence. C’est un pied de nez à la censure. Wadja a été le plus grand cinéaste polonais. Ce n’est donc pas une Palme imméritée. Le jury saluait, à mon avis, l’ensemble de son travail. » Éric Neuhoff ne partage pas du tout le même avis sur la question : « L’homme de fer ? C’était bien lourd, comme son titre l’indique. Mais j’ai du respect pour Wajda. La Palme, c’est un peu comme le prix Goncourt, qui récompense souvent le moins bon livre d’un auteur. Par exemple, le Festival a attribué la Palme d’or à Dheepan (2015) de Jacques Audiard au lieu d’Un prophète (2009) du même réalisateur. Il a toujours un wagon de retard. »
Juste après avoir décroché la Palme pour Underground en 1995, Emir Kusturica est aussi taxé de fasciste dans la presse. Son refus de condamner Slobodan Milošević et les exactions serbes déclenche une polémique lancée par Alain Finkielkraut dans les colonnes du Monde suivi d’une autre menée par Bernard-Henri Lévy dans le magazine Le Point. « Ce que Finkielkraut et BHL ont reproché au cinéaste, ce sont ses prises de positions jugées opaques » explique Florence Colombani. « Mais son opinion politique n’est absolument pas perceptible dans le film. Le procès qui a donc été fait à cette Palme me semble sans fondement. Il y a une confusion entre l’œuvre et l’artiste. » Forestier enfonce le clou : « C’est une Palme qui est, de mon point de vue, indiscutable. C’est un film avec une inventivité et une force explosive. Et puis la Yougoslavie vivait ses dernières heures… » Autre époque, autre scandale, la victoire à Cannes de Michael Moore pour son très contesté Fahrenheit 9/11 (2004). Fervent démocrate, le documentariste y dresse un réquisitoire contre le candidat du Parti républicain George W. Bush à la veille de sa réélection à la présidence des États-Unis. « Moore est un réalisateur engagé qui fait du cinéma de combat. Son film est un pamphlet très efficace » estime François Forestier. Colombani, elle, n’est pas convaincue : « Moore avait montré un certain talent d’essayiste documentariste avec Bowling for Columbine (2002) – qui n’était déjà pas dénué de mauvaise foi et de manipulations. Dans Fahrenheit, il s’attaque à Bush et dénonce ses liens avec l’Arabie Saoudite. Mais c’est très démago. Il fait des raccourcis simplistes. Le film se revoit très mal. En plus, il y a eu des discussion houleuses au sein du jury présidé par Quentin Tarantino. On l’a accusé à l’époque de favoritisme. En effet, il y a eu un soupçon d’une connivence avec Miramax, la société de production de Michael Moore… et de Tarantino. Comme si Quentin faisait une faveur à son producteur Harvey Weinstein. C’était d’autant plus troublant que le film favori de Tarantino cette année à Cannes était Old Boy de Park Chan-wook, qui correspondait mieux à son univers. Il y avait quelque chose de particulièrement décevant de le voir primer un film qui n’avait rien de cinématographique. »
Et pour quelques Palmes de plus…
Dans un autre registre que la politique, d’autres Palmes ont suscité la controverse. Quand Yves Montand, président du jury de la quarantième édition du festival en 1987, annonce le grand gagnant du palmarès et décerne la Palme d’or au film de Maurice Pialat Sous le soleil de Satan, la nouvelle est accueillie par les huées du public et une bronca au balcon. C’est un concert de sifflets qui résonne dans la grande salle du palais du festival. Catherine Deneuve prend alors la défense du réalisateur et tente de calmer les esprits. Puis Pialat le misanthrope monte sur scène, s’empare de son trophée et saisit à son tour le micro pour répondre à la foule : « Je ne vais pas faillir à ma réputation. Je suis surtout content ce soir pour tous les cris et les sifflets que vous m’adressez. Et si vous ne m’aimez pas… je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus ! » Puis Maurice, qui n’a peur de rien ni de personne, lève le poing en l’air en signe de colère (Tarantino, moins élégant, adressera en 1994 un doigt d’honneur à une femme, qui vocifère dans le public contre sa Palme d’or Pulp Fiction). Si les membres du jury ont voté à l’unanimité pour le film de Pialat, cette Palme a été loin de recueillir tous les suffrages. D’un abord difficile, le long-métrage du cinéaste apparut aux yeux de certains comme terriblement austère. C’était pourtant la première fois depuis vingt et un ans qu’un film français remportait la récompense suprême à Cannes (la dernière fois, c’était en 1966 pour Un homme et une femme de Claude Lelouch). Adaptée d’un roman de Georges Bernanos, l’auteur du Journal d’un curé de campagne, cette œuvre malaisante raconte en 1926 l’histoire d’un abbé (Gérard Depardieu en soutane) qui doute de sa foi et rencontre le Diable. Le producteur du film, Daniel Toscan du Plantier, déclare à l’époque : « Oh, mais les sifflets, c’est le propre des œuvres importantes. J’admire le jury d’avoir eu le courage de choisir une œuvre aussi intransigeante. »
Autre polémique, la Palme de 1992 pour Les meilleures intentions du Danois Bille August. Ennuyeux à mourir, ce film d’un académisme épouvantable repose sur un scénario autobiographique d’Ingmar Bergman qui raconte l’histoire de ses parents. « August avait déjà remporté la Palme en 1988 pour Pelle le conquérant » rappelle Florence Colombani. « Ingmar Bergman s’était retiré à ce moment-là du cinéma. Il ne tournait plus que pour la télévision. C’était donc une façon pour le jury présidé par Gérard Depardieu de témoigner de l’affection pour le cinéaste suédois. Dans le casting du film, on retrouvait d’ailleurs des acteurs bergmaniens comme Pernilla August et Max von Sydow. Le souci, c’est que dans son style, Les meilleures intentions n’a rien à voir avec le cinéma de Bergman, qui est d’une extrême radicalité formelle et peut encore aujourd’hui déstabiliser les spectateurs. Il ressemble plutôt à un téléfilm de luxe. Dans la compétition, il y avait en plus un bien meilleur film en costumes : Retour à Howards End de James Ivory. »
D’une manière analogue, David Cronenberg a récompensé à la surprise générale
Rosetta en 1999. Florence Colombani prend sa défense : « Ce film a été un grand choc. Ce fut la découverte des frères Dardenne, qui ont imposé une nouvelle forme de réalisme social, et de leur actrice Émilie Dequenne. En revanche, la suite de la carrière de Luc et Jean-Pierre est plus problématique. Les réalisateurs belges ont reçu une seconde Palme pour L’enfant en 2005. Et là, je trouve qu’ils ne la méritaient pas. » Éric Neuhoff, lui, est allergique à leur cinéma : « Les Dardenne, y a pas plus emmerdant. Chez eux, les pauvres font la gueule vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans la misère, il y a parfois des moments de joie. Mais les frangins chargent toujours la barque. Depuis des années à Cannes, la tendance est à la morosité, au misérabilisme… » Parmi les autres films qui ont divisé les festivaliers, il y a aussi Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (2010) du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Neuhoff : « Je l’ai vu deux fois, à Cannes puis à Paris. C’est un puissant somnifère. Épouvantable. Quand on dit qu’un film est hypnotique, faut se méfier ! Y a Gérard Miller pas loin… (rires). » Forestier : « C’est d’un vide abyssal. Inregardable. Il y a des films méditatifs qui sont bien plus poétiques que lui. » On aurait pu parler également deTitane (2021) de Julia Ducournau et de bien d’autres polémiques du Festival. Mais sans controverse ni scandale, Cannes n’aurait pas autant de charme.
* François Forestier est l’auteur d’un excellent ouvrage sur la liste noire à Hollywood à l’époque de la « chasse aux sorcières », Les injusticiers paru chez Grasset