Michael Ray Charles, un des plus grands peintres américains contemporains, accroche chez Templon une galerie de visages afro-américains. Impressionnant.
Vous les voyez, la nuit, au plus profond de votre sommeil. Ils s’avancent, vous vous contorsionnez sur votre matelas trempé de sueur, vous rejetez ces maudits draps froissés qui vous étouffent, vous enserrent dans leurs plis humides – comme des chaînes.
Voici une bouche béante, caverneuse et gorgée de ténèbres, ou des yeux blanchis par le vide, crâne déjà squelette. À moins que, comme en voie de dissolution, la tête de l’un ne subisse l’ultime fusion – celle qui fait de l’humain un spectre.
Un autre a le visage surexposé, bombardé d’un éblouissement – celui des flashs morbides, cruels comme une explosion nucléaire, de l’actualité qui comptabilise leurs cadavres, leurs corps violentés ?
Vous rallumez la lampe de chevet, réveillé, le cœur vous bat – rythmiquement, douloureusement, un blues cardiaque. Mais vous l’entendez encore, le rire qui cascadait d’une bouche. Rire de folie, de trop de souffrance ?
Vous allez à tâtons dans le couloir jusqu’à la cuisine. L’eau jaillit dans le verre : blanche, cristalline. Mais ce rouge, bon sang, ce rouge abominablement vrillant (rouge cible, rouge de calandre pop) sur leurs nez : impossible de l’oublier, de rafraîchir cette brûlure visuelle.
La clownerie tragique de l’histoire américaine : les ombres inapaisées des Noirs et, monstrueuse dérision, cette bouffonnerie ignoble qui fait d’eux des bouffons – les entertainers-nés du pays.
Au point que vous vous demandez : et si tels de ces visages n’étaient que des blackfaces ?
La clim ronronne : les nuits sont chaudes dans les États du Sud (et qu’importe que vous soyez à Paris : la vision ignore la géographie). Vous n’y êtes pour rien, pourtant, protestez-vous ! Vous n’êtes même pas américain – tout au plus avez-vous lu Faulkner et le dernier Percival Everett (et encore : en traduction !) Mais vous vous dites que c’est ainsi qu’une grande, qu’une vraie peinture d’histoire devrait agir : en donnant à voir autant à la conscience éveillée qu’à celle qui s’y substitue une fois les yeux fermés.
Vous retournez vous coucher. Les draps sont encore moites, mais c’est comme un drapeau qu’une pluie bienfaisante aurait rincé. Un drapeau qui monte maintenant, alors que vos yeux se ferment à nouveau, et qui se déploie tandis que d’autres visages passent en dessous.
L’atroce stigmate de l’appendice rouge est toujours là. Mais, sous la variété des traits, un phénomène insolite a lieu. Vous les voyez de très près, ces visages – et le grain de la peau est comme pris d’une agitation de particules.
Atomes, cellules ? Qu’importe : tous sont portés par le même flux. (Et si vous vous réveilliez, si vous rallumiez votre lampe de chevet, si vous observiez de près votre propre peau, vous verriez qu’elle est, elle aussi, composée de mille grains discrets, que les mêmes remous s’y forment).
Et ce courant emporte au loin le rouge du nez d’infamie. Puis, relevant la tête dans votre rêve, vous regardez le drapeau de votre drap.
Le vôtre, celui de ces visages.
Le drapeau d’une seule nation, ayant en partage ces milliers de cellules, d’atomes.
Michael Ray Charles, Afrochemistry, Templon, du 30 avril au 26 juillet