Puissant livre que ce Milena de Margarete Buber-Neumann réédité aujourd’hui. En rendant hommage à son amie, la résistante Milena Jesenska, l’écrivain livre un témoignage saisissant sur son expérience à Ravensbrück. 

Margarete Buber-Neumann écrit dans Milena une des phrases les plus difficiles à comprendre de la littérature des camps : « Je remercie le destin de m’avoir envoyée à Ravensbrück et de m’avoir ainsi permis d’y rencontrer Milena. » Elle n’y recherche en rien la provocation, mais à retranscrire l’amour viscéral qu’elle portait à sa codétenue, Milena Jesenska, entre 1940 et 1944. Un lien qui fut si unique dans son existence que vingt ans après sa libération du camp, l’intellectuelle allemande lui consacra un livre : ce Milena, réédité aujourd’hui. Le nom est connu : Milena Jesenska est entrée dans l’éternité grâce aux lettres qu’un petit écrivain pragois lui envoya après l’avoir rencontrée une fois à Vienne, et qui comptent parmi les plus beaux textes sur l’amour jamais écrits. Buber ouvre d’ailleurs chacun de ses chapitres par une citation des Lettres à Milena de Kafka, plaçant ainsi en arrière-fond du récit rude de leur vie à Ravensbrück, le souvenir de la jeune Milena, égérie viennoise de l’après Première Guerre mondiale, journaliste audacieuse et amatrice des cercles intellectuels austro-hongrois. Au fil du récit que Buber fait de l’existence de Milena, sa première vie se déploie. Ainsi l’enfance de Milena dans une bourgeoisie tchèque auprès d’une mère adorée et d’un père autoritaire et narcissique. Celui-ci, apprenant que sa fille de vingt ans aime un juif, la fait enfermer en asile psychiatrique. Milena qui affrontera un nombre croissant d’épreuves tout au long de sa vie, s’extirpe de ce premier enfermement, et va vivre libre à Vienne, auprès de son premier mari, Ernst Polak. Ecrivain sans œuvre, charismatique et volage, Polak mène la vie dure à Milena : l’ancienne bourgeoise devient porteuse de valises à la gare pour se nourrir. Jusqu’au jour où elle se découvre un talent insoupçonné pour l’écriture : elle publie son premier article et ne cesse plus jamais d’écrire. 

S’ensuit la rencontre avec Kafka, l’extase et la déception ( comme le vécurent à peu près toutes les fiancées de l’auteur de La Métamorphose). Naît alors une autre Milena, la femme mature, aussi à l’aise dans la presse de mode que les journaux politiques, offrant une poésie à la première, et un romanesque aux seconds. Elle rencontre l’amour auprès d’un architecte, devient mère d’une petite fille et s’avère au début des années trente, une personnalité de l’axe Vienne-Prague, arc effervescent s’il en est. La décennie suivante marquera la naissance de la dernière Milena : elle entre en résistance dès que les Allemands foulent le sol de Prague, et s’enrôle dans un réseau pour faciliter la fuite des Juifs et dissidents. Aujourd’hui encore, elle demeure dans le panthéon de la résistance de son pays. En 1941, Milena est arrêtée par la Gestapo, et envoyée à Ravensbrück : elle a alors une quarantaine d’années, est affaiblie par la maladie et une ancienne dépendance à la morphine, mais se battra au jour le jour pour tenir. C’est là qu’a lieu la rencontre avec Margarete Buber, l’Allemande, l’ancienne communiste, veuve de Heinz Neumann, figure communiste disparue dans un procès stalinien en URSS, et elle-même rescapée des prisons marxistes. Qu’ont-elles en commun ? Une admiration mutuelle et un farouche antitotalitarisme, elles projettent d’ailleurs à leur sortie d’écrire ensemble un livre pour comparer les camps nazis et staliniens. Vassili Grossmann fera ce qu’elles n’ont pas eu la possibilité d’accomplir. Mais au-delà d’une conviction politique, ce qui unit les deux femmes s’avère une force intérieure qu’elles vont essayer de maintenir jusqu’au bout. Pour Milena, cette puissance passe par l’amour, tel que nous la décrit Buber : « Milena était telle que la voyait Kafka, elle était l’amante. L’amour était pour elle la seule chose qui soit véritablement grande dans la vie. » Nous voyons donc ces deux femmes dans des passages bouleversants se retrouver derrière leurs baraquements, parler et rire, échanger des lettres, arracher ici et là une heure, une nuit. Tenter de rattraper l’autre dès qu’elle faiblit, moralement ou physiquement.

Est-ce pour autant d’un amour féminin qu’il s’agit ? Dans sa préface, Léa Veinstein qui connaît bien l’œuvre de Kafka et la position de Milena dans celle-ci, balaie la question, replaçant l’évidence du dessein de ce texte : « Margarete a tenu la plus difficile des promesses : écrire après la mort, pour dire la vie ». Le récit de cette passion n’est en effet que cela : le quotidien de ces deux femmes vivant dans l’horreur jour après jour, entre le four crématoire et les expériences de l’infirmerie du camp. La tendresse en devient d’autant plus absolue, qu’elle est pour ces deux femmes la dernière échappée hors du monde de la mort. Pour saisir le sens de la liberté qu’elles cultivaient, il faut lire l’un des plus beaux textes de Milena Jesenska écrit avant la déportation, sur les fenêtres, « Avez-vous déjà vu le visage d’un prisonnier derrière les barreaux ? » La liberté est une obsession pour elle.  Dès qu’elle le peut au camp, Milena écrit, laissant un conte qui est retranscrit dans la postface très riche de la philosophe Adrienne Dimatokoulou, la princesse et la tache d’encre. Il est frappant de voir comme l’imaginaire demeure, même dans les conditions effroyables du camp. Margarete Buber de son côté, raconte comme elle tient trois semaines au cachot grâce au souvenir d’une nouvelle de Gorki qu’elle prolonge en rêve. Adrienne Dimakotoulou replace le récit de cet amour dans la pensée du totalitarisme d’après-guerre, montrant comment ce texte apparemment brut, qu’a pu lire Hannah Arendt, pose une question fondamentale : l’amour qui peut s’exprimer entre deux êtres au sein de ce système de destruction de l’humanité, ne pourrait-il être une des réponses les plus profondes à ce qui a eu lieu ?  Car cette amitié raconte autant l’amour que la puissance de l’esprit, dans un lieu qui semble avoir été fondé pour les briser.  Affaiblie par une maladie des reins au printemps 1944, Milena meurt dans l’infirmerie de Ravensbrück, une lettre de sa fille entre les mains, et Margarete à ses côtés. 

Milena, de Margarete Buber-Neumann, (nouvelle édition), préface de Léa Veinstein, postface d’Adrienne Dimakopoulou, traduit de l’allemand par Alain Brossat, éditions du Seuil. 492p. 24,50€