Jugés sulfureux ou heurtant la « bonne morale », des ouvrages sont retirés de ventes aux enchères et de bibliothèques. Spécialiste en livres anciens et rares, Anne Lamort décrypte ces nouvelles censures.
En avril dernier, Harvard a présenté ses excuses pour avoir détenu dans ses collections un livre français relié en peau humaine et annoncé avoir retiré cet épiderme de l’ouvrage…
Il s’agit du livre d’Arsène Houssaye publié en 1880, Des destinées de l’âme, qui offre une méditation sur la vie après la mort. Le livre a été relié à l’époque par un médecin, Ludovic Bouland avec la peau d’une de ses patientes décédées. Si cette idée morbide peut choquer, il est tout de même surprenant d’apprendre que la bibliothèque d’Harvard, supposée protéger et conserver, s’est crue obligée de dépecer un livre, et de présenter des excuses.
D’où viennent ces reliures en peau humaine ?
Ces réalisations macabres ont connu une vogue assez courte durant la période symboliste en France et en Angleterre, à la fin du XIXe siècle. La plupart de ces livres en peau humaine ont été reliés à la demande de médecins habitués à considérer le corps comme matière d’étude : il s’agit souvent de livres de science médicale. Certains particuliers, dont les intentions étaient philosophiques, ont commandé ces reliures comme des memento mori. Elles recouvrent en général des livres sur la mort ou sur le Jugement dernier. On connaît aussi une dizaine de reliures en peau humaine, de femmes souvent, ornant des livres de dévotion amoureuse ou érotique.
Il existe des précédents en France où de tels ouvrages ont été retirés de la vente ?
En effet. C’est notamment le cas d’un recueil de documents autographes et de photos d’un assassin, Louis-Marius Rambert, relié avec des morceaux de peau tatouée du criminel. Ce livre figurait à une vente aux enchères en 2012. Le Conseil des ventes volontaires [gendarme des enchères, ndlr] rappela que la loi interdisait le commerce de restes humains, la presse s’en mêla et la maison de vente Bergé renonça à présenter le livre.
Autres reliures qui peuvent s’avérer aujourd’hui problématiques, celles réalisées à partir de peau d’espèces animales protégées.
En 2012, le collectionneur suisse Édouard Fischer décide de se séparer de sa bibliothèque. La vente est confiée à Christie’s. Parmi les ouvrages, l’un des plus désirables est l’édition originale des Illuminations de Rimbaud, exemplaire n° 1, présenté dans une « belle reliure art-déco en maroquin noir décoré de bandes horizontales de peau de serpent rouge ». Par excès de zèle, la maison de ventes envoie le catalogue au ministère de l’Environnement qui dépêche un spécialiste qui reconnaît la peau, choisie dans les années trente par l’artiste relieur Paul Bonet, comme celle d’un anaconda, espèce protégée. Aussitôt Christie’s reçoit un référé interdisant le livre à la vente et, chose plus rare, ordonnant sa saisie par le ministère de l’Environnement ! Pourtant, jusqu’alors, le livre avait bourlingué de Bruxelles à la Suisse jusqu’en France au début des années 1990 sans que personne ne s’en émeuve. Après bien des atermoiements, le livre fut discrètement rendu à son propriétaire légitime en 2016. Et en avril de cette année, avec la même description de la reliure mot pour mot, Christie’s l’adjugea pour 48 300 euros.
Ces reliures qui ne dérangeaient pas suscitent aujourd’hui la polémique. Il en va de même de livres relatifs à notre ancienne histoire coloniale.
C’est le cas d’un célèbre règlement de Colbert intitulé le Code noir, pourtant initialement destiné à encadrer les pratiques inhumaines de l’esclavage, dont la vente a provoqué une émeute à l’hôtel de ventes Drouot en 2010. Un autre exemplaire du même livre s’est vendu au même endroit, en toute tranquillité le 28 novembre 2019…
Lorsqu’on évoque l’interdiction de vendre des livres ou des documents anciens le cas qui vient immédiatement à l’esprit est celui de l’apologie du nazisme.
Le cas, très courant, est la présence d’éditions originales de Mein Kampfdans des catalogues de vente ou chez des libraires de livres anciens. Un exemplaire fut ainsi proposé à Drouot en 2012. Son propriétaire, Philippe Zoummeroff, avait rassemblé un rare ensemble d’ouvrages sur toutes les formes de crimes et de délits, sur la justice pénale, sur les moyens coercitifs et punitifs et sur les prisons et les camps. Le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme demanda son retrait au motif qu’il était décrit « comme s’il s’agissait d’un objet d’art, écrit par un poète ou un membre de l’Académie Française ». Philippe Zoummeroff protesta, rappelant ses origines juives, son sauvetage pendant l’Occupation par le professeur Jean Rougier, député et résistant, invoquant les martyrs de sa famille, les Rosenthal, assassinés dans les camps d’extermination. « Cette collection est le contraire de l’apologie ; c’est une dénonciation. Mais pour dénoncer, encore faut-il regarder l’histoire en face et ne pas en cacher la part la plus sombre ou la plus ignoble », plaidait-il.