Conversion d’une citadine à la poésie de l’ouest par un voleur philosophe : tel est l’enjeu de ce classique de la littérature western.
À force de louanges chez Transfuge à chaque parution depuis treize ans d’un roman western chez Actes Sud, le lecteur attentif pourrait finir par trouver cette systématique adoration suspecte. À moins que l’auteur de ces lignes perde tout esprit critique dès qu’il s’agit de chasseurs de bisons, de sioux, de cavalerie, rancheros, pistoleros et autres coyotes imbibés de mezcal ! Mais la France est tellement en retard en termes d’édition sur cette surprenante littérature western qu’elle ne peut que faire paraître des chefs-d’œuvre négligés. Prenez ce classique absolu de la novela chez nos cousins d’Outre Atlantique, ce percutant Paso Por Aqui écrit en 1926 par un certain Eugene Manlove Rhodes, tout y est grandiose à commencer par la langue fleurie, poétique, précieuse, gouailleuse ou savante. « Prenez garde, femme de peu de foi ! Voilà que vous semez le chaos dans la grammaire. Vous réduisez à des interjections pronoms, conjonctions, verbes et tout le reste. ». On reconnaîtra que cet idiome ne correspond pas forcément à l’image qu’on se fait d’un garçon vacher. D’autant que ce cow-boy aime Jay d’un amour bien courtois. Laquelle Jay moque son platonique prétendant qu’elle traite de « rien faisant ». Pauvre Jay qui, née citadine, dit se mourir dans ce trou aride des États-Unis en rêvant à d’autres hommes, plus civilisés et un destin plus urbain. Chroniqueur d’un Ouest qu’il a connu, véritable vétéran westerner né en 1969, Rhodes affuble phrasé sophistiqué et épaisseur psychologique à chacun de ses multiples personnages pour conter cette conversion à l’ouest sauvage en forme de course d’un voleur poursuivi par le légendaire shérif Pat Garrett dans les montagnes du Nouveau Mexique. Ancien constructeur de routes, Rhodes tire des paysages une poésie de la mesa dont chaque nom frappe comme un appel sauvage : « Ses murailles désolées et vertigineuses, encadraient le tableau saisissant de la sierra Blanca, à vingt longues lieues de l’est, avec dans l’intervalle un abîme de néant. » Si Rhodes se révèle styliste, il apparaît surtout comme un très habile et moderne conteur. Impossible pendant plusieurs chapitres de savoir qui est le personnage principal tant ils se volent la vedette en longues digressions et autres soliloques philosophiques (qui pourraient perdre le lecteur), jusqu’au grand tournant tardif de suspens paroxystique qui verra se révéler dans une ambiance de mystère et de maladie la valeur morale du héros. En 1948, Alfred E. Green tira de ce roman un film bien moins estimable avec Joël McCrea, qui ne prend pas en compte la sophistication littéraire de Rhodes. Qu’importe, le film produit par la moribonde Entreprise Studios n’existe quasiment dans plus aucune mémoire, même de cinéphile. Cette édition historique, suivie d’une remarquable postface de Serge Chauvin (qui assure aussi la traduction du roman) rend grâce à un autre jalon mémorable, autre classique oublié de l’Ouest sauvage. Vivement la prochaine chevauchée !
Pasó por aquí d’Eugene Manlove Rhodes, traduit de l’Anglais (Etats-Unis) par Serge Chauvin et Eugene Manlove, 128p., 14,80, Actes Sud