Un modèle d’exposition sur un des chefs-d’œuvre de Paris. Courez-vous y abreuver !

Les noctambules errant au gré des fluctuations du hasard, les flâneurs diurnes au tempérament méditatif, les sourciers de ce vieux Paris, chargé encore de magie, en quête de ces points de la ville d’aujourd’hui où jaillit toujours le miracle du Beau – ce petit peuple de rêveurs connaît bien la fontaine des Innocents. Mais chacun sait que les réveils peuvent être cruels et que, souvent, les monuments bâtis par les hommes, trop redécorés par notre fantaisie, ne sont en fait que tas inertes de pierre, voire verrue touristique. Triste destin auquel la fontaine des Innocents est une éclatante exception. Car, présentée au musée Carnavalet (comme une source présente au voyageur assoiffé le miroitement limpide de ses eaux) dans toute l’étendue d’une longue, tumultueuse et captivante histoire qui irrigue les siècles de 1549 à nos jours ; moins disséquée (en dépit d’une infaillible rigueur scientifique, témoin ce catalogue dont on sait déjà qu’on le rouvrira pour en méditer les hypothèses, en admirer la précision) qu’amoureusement et patiemment examinée sous toutes ses facettes, dans tous ses reflets, la fontaine vit d’une vie d’eau vive.

Laissons-nous porter au fil du courant. 1549, donc : prenant la succession d’une fontaine médiévale, trois arcades marquent l’angle de la rue aux Fers et de la rue Saint-Denis, avec pour voisins immédiats l’église et le cimetière des Innocents. Telle est la physionomie de notre fontaine. Et, offertes à l’admiration des passants et de la postérité (aujourd’hui déposées à la faveur d’une campagne de restauration, et offertes à la proximité caressante de nos regards dans l’exposition), voici un merveilleux quintette de musiciennes silencieuses : les cinq nymphes de Jean Goujon, héros de la sculpture de la Renaissance en France. Jean Goujon qui trouva l’heureuse formule d’un art double. Art éminemment « artistique » : quel pur bonheur de la forme, quel pur enchantement de la matière s’éprouvant docile, frémissante, aquatique, n’y a-t-il pas dans les plis de ces cascadantes étoffes ! Art magnifiquement vivant : regardez-les ces nymphes, comment n’en pas tomber amoureux, ne pas leur prêter l’imperceptible et irréfutable palpitation du vivant ? Goujon, dans son matériau minéral, semble anticiper Valéry : « le corps est une masse ou un espace, pénétré de sensibilité […] comme une éponge est pénétrée d’eau. » 

L’eau, donc. La destination de l’édifice, les nymphes de Goujon, mais aussi les autres reliefs qui lui sont dus : tout ici chante l’eau. Et, par une de ces coïncidences qui n’en sont sans doute pas, voici que, telle l’eau nous coulant entre les doigts, la fontaine et le sculpteur qui a si bien enchanté les nymphes nous filent entre les doigts. Non que Goujon soit un ectoplasme, un esprit des eaux malicieux : il est dûment attesté au Louvre, à l’église Saint-Germain-L’auxerrois (a-t-on jamais mieux donné à sentir, physiquement, la force effusive, le surgissement en ondes de la douleur que dans sa Déploration du Christ mort pour le jubé ?). Mais que d’inconnues, comme l’ombre des saules sur un cours d’eau, dans cette vie ! Et comme le fleuve des fantasmes s’est, ipso facto, débondé ! Ainsi, la légende de sa mort lors de la Saint-Barthélemy. 

La fontaine au fil de l’Histoire

Mais, me dira-t-on, « cher Monsieur, malgré votre complaisance pour la métaphore liquide, la fontaine, cet édifice bien solide, en trois dimensions, soumis aux lois de la gravité, elle, doit bien demeurer, soustraite aux flottements de l’incertitude ? » Je renvoie mon aimable contradicteur à un passionnant article du catalogue, qui montre, entre autres choses, que l’identité de l’architecte du monument (et non plus de son inspiré décorateur), communément assimilé à Pierre Lescot, est une question qui « doit donc rester ouverte ». Au demeurant, moins fontaine qu’arche ou nef de pierre, il se déplace littéralement notre monument. La place nous manque pour détailler ici toutes les péripéties que l’exposition fait se succéder avec autant de minutie que de munificence visuelle. Une brève parenthèse, ici, comme un petit bras d’eau : quel agrément, quelle justesse précisément dans le choix et la variété des documents et des œuvres ! Citons seulement ce plan de 1786 de Claude-Louis Bernier, ou cette belle eau-forte d’Israel Silvestre, vers 1650 : on ne navigue jamais à l’aveugle sur l’eau douce de cette fontaine. 

Reprenons notre traversée, mentionnons à grands traits la fermeture du cimetière des Innocents (1780), sa conversion en marché, puis la translation, sous une forme modifiée, de notre fontaine sur la place ainsi créée. Il faut compléter l’œuvre de Goujon, Augustin Pajou s’y attelle, sans confondre fidélité et servilité. Comme si tout se déroulait encore sous le signe de l’eau, mais une eau quelque peu héraclitéenne. Car, s’il ne s’agit pas stricto sensude l’impossibilité de se baigner deux fois dans le même fleuve, il s’agit bien, en revanche, d’un jeu du même et de l’autre. Qui se prolonge, et c’est un autre aspect attentivement scruté par l’exposition, selon les lois de l’hydrodynamique des influences, des réminiscences et des analogies. Car nombreuses sont les œuvres qui, dans le beau sillage de ses nymphes et de ses autres reliefs, évoquent par la suite Goujon. Voici que coulent les noms de David d’Angers, d’Auguste Préault, et voici que se dresse devant nous, à la fois voluptueuse et étrangement absente, La Source d’Ingres. Encore un fleuve à descendre : celui de l’histoire de l’art, de la place qu’y a occupée Jean Goujon, ou plus exactement qu’on lui a assignée, tant au musée des Monuments nationaux d’Alexandre Lenoir qu’au Louvre.  Mais un autre remous entraîne le monument, ce sont les années 1850, les halles de Baltard éclosent, et la fontaine, une fois de plus aborde à d’autres rives : elle est transportée quelques mètres plus loin, on lui offre l’écrin de verdure d’un square. Je n’en finirai pas de faire couler mon encre, il faudrait parler des travaux de démolition des Halles, de la restauration entreprise en 2023… Mais mon esprit suit un autre courant, il rêve aux nymphes, à Goujon, à Ingres…

La Fontaine des Innocents. Histoires d’un chef-d’œuvre, musée Carnavalet, jusqu’au 25 août