Lemi Ponifasio s’installe au Luxembourg et confronte Gustav Mahler à la puissance cosmogonique des voix et gestes d’Océanie.

Sea Beneath the Skin : La mer auprès de la peau, et avec ça, Le Chant de la Terre de Gustav Mahler. Soit une représentation romantique de l’âme occidentale et de son système de valeurs, interpellé et bousculé par des chants traditionnels de la communauté kiribati, par la présence et les gestes des performers-chanteurs vivant en Nouvelle-Zélande. La mer, l’océan sont considérés comme un être vivant, une entité sacrée chez les peuples du Pacifique. Lemi Ponifasio vient de là, des îles Samoa plus précisément, et se considère comme un ambassadeur de son peuple, autant que de ces îles qui seront parmi les premières à se faire avaler par la montée des mers. Les Samoans, qui cultivent l’un des endroits les plus reculés de la planète, ont élevé l’artiste qu’est Ponifasio au rang d’un chef spirituel du peuple maori. Et c’est en tant que tel qu’il inscrit sur les scènes occidentales des objets scéniques que nul autre ne saurait imaginer et animer. 

Et pourtant, ses tenues et son art n’ont rien de folklorique. Chaque création de Ponifasio fait comprendre quelque chose aux errances du monde occidental et de son art scénique. Il se garde pourtant de tenir un discours et vise au contraire à dépouiller le plateau de « toute information non essentielle ». D’où la force scénique du Kiribati Theater, fondé par Ponifasio à Auckland, en 2023, en complément à sa compagnie MAU dont le message retentit depuis 2010, quand son Birds with Skymirrors faisait l’effet d’une bombe. Il suffit ici qu’une chanteuse fasse vibrer ses doigts en touchant son avant-bras pour que toutes nos certitudes volent en éclats. Pourquoi allons-nous voir des spectacles ? L’art occidental ne passe-t-il pas à côté des choses les plus fondamentales ? 

Si moult chorégraphes contemporains font aujourd’hui passer les idées éco-féministes ou décolonisatrices par des constructions scéniques complexes, Ponifasio se contente de faire surgir une présence, un chant, un geste comme depuis la nuit des temps. Et tout est dit de l’aventure commune d’une humanité qui jadis vivait dans une même relation avec son environnement naturel, sans le considérer comme une ressource à son service. Dans Sea Beneath the Skin, comme généralement dans les créations de Ponifasio, on vit le choc qu’ont pu éprouver un Artaud ou un Rodin en découvrant des danses asiatiques, porteuses de mémoire ancestrale et d’une conscience qui refuse la séparation de l’humanité d’avec l’univers. Chez Ponifasio on chante et danse une cosmogonie, sans la moindre démonstration. Sans folklore aussi, même quand un jeune performer apparaît dans une tenue traditionnelle et s’en fait délester avec délicatesse. Car on est loin d’une exposition de rites ou de danses festives, en porte-à-faux sur un plateau occidental aux airs de musée colonial. 

Ponifasio ne propose pas de spectacles, mais des cérémonies, pensées et mises en scène pour le public du monde entier. Et dès les premiers instants, la différence est palpable. Quelque chose, toujours chez Ponifasio, surgit de zones incertaines et se dérobe à la perception. Cette fois, c’est l’orchestre qui, au fond du plateau et derrière la tulle, est plongé dans une pénombre paradoxalement attirante et forme un corps collectif incarnant le mystère de la vie. On le regarde comme si on lorgnait vers l’intérieur d’une forêt quand le jeune chef Duncan Ward réussit à faire résonner Chant de la Terre par des images de la nature, plus clairement, plus doucement que jamais. C’est peut-être cela, construire des ponts entre le Luxembourg et les îles du Pacifique, ce qui pourrait autrement paraître illusoire, voire contre-nature. Après tout, les chanteuses et performers du Kiribati arrivent là à trois pas du Parlement européen et de la Banque Européenne d’Investissement, dans le poumon même de la valse financière mondiale qui fomente la montée des mers et augmente l’intensité des cyclones. 

En montrant patte blanche, mais sans jamais réussir à tromper Ponifasio, le Luxembourg poursuit son opération de séduction auprès du maître samoan. Dans un second coup à jouer au Grand-Dûché, le fils du Pacifique invitera les populations luxembourgeoises à déambuler entre le Grand Théâtre de la Ville et le Mudam, le musée d’art moderne. Un cortège artistique, c’est ici quasiment un appel à manifester. Du jamais vu, en tout cas, et le titre de l’événement est effectivement The Manifestation. Aussi vont-ils passer par le pont qui relie les deux côtés de la ville. « Ce pont est rouge, mais quand on passe dessus, ça ne se voit pas », remarquent les directeurs réunis de la Philharmonie, du Grand Théâtre et du Mudam qui coopèrent sous le titre de Red Bridge Project pour proposer à une ou un artiste de penser un projet pour les trois maisons. Après Anne Teresa de Keersmaeker et William Kentridge, le tour est donc à Lemi Ponfasio. Le pont le plus étendu, c’est lui. 

Sea Beneath the Skin, le 14 juin, Luxembourg, Philharmonie

The Manisfestation le 28 juin, espace public, Luxembourg