L’artiste Arnaud Cohen et sa femme la photographe Aline de Villalonga ont créé un havre pour l’art contemporain au cœur des Baléares. Un lieu à part où souffle un vent de liberté.
Il y a des moments qui enchantent le quotidien. Cela a commencé un samedi soir aux alentours de 23 heures sous le ciel venteux de Majorque. Sur un toit-terrasse, s’envolaient les notes sucrées d’Olivier Rocabois, dont le dernier album The Afternoon of Our Lives (sorti le 31 mai) a envoûté d’une voix unanime la presse musicale. Me voilà donc perchée, loin des tumultes socio-politiques de la vie parisienne, dans ce microcosme méditerranéen avide de culture underground et de gestes artistiques non-conventionnels. Il souffle ici un vent de résistance insufflé par l’artiste Arnaud Cohen, grand ordonnateur du rassemblement de cette petite communauté artistique dans un lieu qu’il a justement nommé « Babel Mallorca ». Résidence d’artistes et de curateurs, lieu d’exposition, temple de tous les désirs artistiques où la bienveillance se mêle miraculeusement au talent. Arnaud Cohen a créé cet îlot juste après le Covid en achetant un immeuble désaffecté pour une bouchée de pain à quelques mètres du port de Cala Figuera. Son idée : y créer une fiction de Prix de la Censure, afin de faire écho à la récente multiplicité des prix qui fleurissent mais aussi pour dénoncer la censure qui a cours dans l’art contemporain. « Ça n’a finalement pas abouti car même les artistes ayant subi la censure n’ont pas voulu y participer, c’est vous dire le niveau de censure dans lequel on est ! » m’assène-t-il en me rappelant combien l’accaparation par les grandes fondations privées de l’art contemporain a rendu celui-ci mainstream, trop verrouillé par la culture de la communication et de la finance pour oser être non-conformiste. « Avec la mondialisation, on ne doit choquer personne et l’on arrive à l’abstraction et au spectaculaire. Or, je suis très attaché à la liberté individuelle et j’observe cette évolution des phénomènes de censure depuis les années 1980 » déplore-t-il. Mais loin de capituler, notre artiste de la contre-proposition préfère résister, avec humour et une dose suffisante de décadence acceptable pour en jouir plutôt que d’y sombrer.
Au début des années 2010, il crée Art Speek For Itself (ASFI), œuvre conceptuelle qui se pense comme une fondation d’art utopique à travers laquelle il invite des curateurs du monde entier en résidence dans son appartement parisien où il organise un dîner par semaine. « L’alcool coulait à flot pour que les langues se délient et tout était servi dans de la vaisselle d’avion. Une sorte de Banquet de Platon post-moderne avec une grande liberté de parole car il y avait l’assurance qu’aucune restitution ne serait faite » me décrit-il avec le sourire. « Invendable évidemment mais j’ai eu du succès car j’ai été invité à plusieurs biennales à travers le monde ». Il y exposait alors son œuvre sous la forme d’une valise qui renfermait le programme des dîners qui n’était autre que la parole libre. Cette expérience artistico-culinaire dura plusieurs années au point que sa fondation fictive fut même mentionnée parmi les mécènes de la prestigieuse Tate Saint Ives de Londres !C’est cet esprit frondeur et irrévérencieux – mentionnons qu’il est également le créateur de Jean-Paul Raynaud, personnage fictif, là encore, archétype de l’artiste officiel – que l’on retrouve dans son projet majorquin dont c’est la 2ème édition. Outre qu’il s’agit d’une émulation pour la communauté locale, les deux expositions présentées sont parfaitement articulées, la première, curatée par Enrico Lunghi, ancien directeur du MUDAM et du Casino Luxembourg, déploie une perspective internationale tandis que la seconde, sous l’œil de la commissaire Aina Pomar Cloquell, invite des artistes des Baléares qui posent leur regard poétique sur l’île et son évolution dans le temps. Ainsi Enrico Lunghi a sélectionné des artistes qu’il aime et qu’il a exposés au Luxembourg ou à la Biennale de Venise, telles que l’étrange histoire de l’art revisitée de Didier Bay qui détourne avec une extravagante érudition tous les académismes ou bien la vidéo montrant l’installation subversive de Wim Delvoye, intitulée Cloaca, à savoir 7 grandes machines déversant de la matière fécale au sein même d’une grande institution…montrée au Casino Luxembourg en 2007. Plusieurs photographies montrent également le projet du Bulgare Nedko Solakov ayant inscrit sur les ailes d’avions de la compagnie LUXAIR des poèmes à envoyer dans les nuages ou bien l’œuvre activiste de Bert Theis militant pour une « utopie concrète » de l’architecture en s’opposant à des projets d’urbanisme destructeurs du vivre-ensemble. On peut aussi y voir la Lady Rosa Luxembourg de Sanja Iveovic qui causa un scandale inimaginable au Luxembourg, car proposant un monument aux soldats morts sous la silhouette d’une femme enceinte. L’ensemble présente également les œuvres de Luca Vitone ou Emily Bates et est couronné par une sculpture d’Arnaud Cohen se présentant sous la forme d’un buste d’une personne difforme abritant une minuscule statuette antique sans valeur. « Il s’agit d’une mise en abyme des corps méprisés » explique l’artiste. Toutes ces occurrences se veulent le reflet d’une liberté de choix des curateurs invités, qui pour certains ont eu à subir la censure. « J’aime la beauté car c’est une des choses les plus subversives aujourd’hui » conclut Enrico Lunghi. Alors, profitons de ces œuvres car « c’est peut-être le dernier banquet » me souffla la nuit suivante Arnaud Cohen entre deux cocktails arrosés. En effet, l’atterrissage sur Paris me réservait le dimanche 9 juin la décision fracassante de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron et le sévère assombrissement du paysage démocratique, dans lequel il faudrait tenter de préserver le ton libre et la nuance et résister aux assauts idéologiques. L’archipel d’Arnaud Cohen, sous la maxime d’Enrico Lunghi « je suis là, entre réalités et utopies » était bien une parenthèse enchantée.
Bab
Babel Mallorca, Carrer Sant Pere 19, Cala Figuera, expositions présentées jusqu’au 27 juin.