Rencontre avec Emmanuel Hondré qui, à la tête de l’Opéra de Bordeaux, nous donne les grandes lignes d’une saison résolument engagée et ouverte à tous.
Comment avez-vous voulu cette nouvelle saison ?
Au moment où les maisons d’opéra se posent beaucoup de questions sur leur avenir, je voulais montrer qu’il était possible de ne rien renier de nos convictions profondes, tout en permettant de résister. C’est impossible de faire tenir un opéra sans avoir de soutiens renouvelés de la sphère publique, ou de la sphère privée, alors que tout le monde est en difficulté. Ça nous renvoie à la question essentielle : pourquoi a-t-on besoin d’un opéra ? Je voulais donc cette saison, comme une saison-manifeste. Un opéra pour moi c’est un discours collectif et global. Aucune autre forme de la scène peut réunir autant de monde et de discipline. Vous avez plus d’une centaine de personnes pour un opéra, c’est incroyable, vous le voyez aux saluts. Pour moi, un opéra, c’est un portrait de la culture vivante. Pour protéger des maisons comme les nôtres, la seule manière, à mon sens, est de s’adresser à toutes les personnes de notre communauté. Voilà pourquoi nous avons des spectacles qui s’adressent aux bébés, dès six mois. Nous proposons aussi une expérience de pratique, en plus de celle de spectateur. Un exemple, ce mois-ci, nous avons eu un bal, avec les danseurs de la compagnie, les costumes de l’atelier…L’idée, c’est d’abolir les murs de l’opéra. C’est une question de changement d’habitudes. Les artistes, aussi, doivent aller vers le public. Et nous ne devons jamais oublier la dimension de laboratoire d’une maison d’opéra, au-delà de l’institution.
Une de vos créations semble particulièrement emblématique de cette ouverture des artistes sur la société, le Fidelio mis en scène par Valentina Carrasco en mai prochain…
C’est le seul opéra de Beethoven, il le compose nourri par l’admiration de la Révolution française. Il imagine donc cette femme qui se travestit pour sauver son mari en prison. Ce sujet est unique dans toute l’histoire du romantisme : les héroïnes d’opéra sont pour la plupart des saintes, des sacrifiées, ou des femmes fatales. Elles ont ou trop de qualité, ou trop de défauts. Mais Léonora est une femme courageuse, Valentina Carrasco la compare à Lucie Aubrac. C’est quelqu’un qui s’oppose à la tyrannie, tout en assumant un rôle complexe, puisque, déguisée en homme, elle va devoir séduire une autre femme, pour sauver l’homme qu’elle aime. Elle est donc femme guerrière, femme passionnée, femme d’action…Valentina a eu cette idée un peu folle, d’entourer Florestan d’une communauté de prisonniers, pour brosser un hymne à la libération. Voilà pourquoi elle a voulu faire entrer dans sa mise en scène des hommes qui ont véritablement expérimenté la prison, qui ont été condamnés et sont en liberté provisoire, ou en insertion. À ses yeux, ce sont eux les mieux placés pour parler de liberté. C’est une première dans l’univers lyrique, et un symbole qui vise à faire entrer la vie sur la scène. Déjà, l’année dernière, dans La Favorite, Valentina Carrasco a fait monter sur scène d’anciennes danseuses, des femmes d’un certain âge, qui nous racontait à quel point la beauté est une histoire de transformation de regard.
Comme cadre historique, Valentina Carrasco a choisi la Seconde Guerre mondiale, pourquoi ?
Parce qu’à Bordeaux, ce n’est pas une question facile à aborder. Leonora devient une résistante et Florestan, une sorte de Jean Moulin qui refuse de se renier. Ce qui m’intéresse, c’est ce que nous raconte cette époque sur la nôtre.
Evènement de cette rentrée pour l’Opéra de Bordeaux, la prise de fonctions comme directeur musical du chef américain Joseph Swensen. Comment le présenter ?
Pour moi, c’est un mystère. C’est un vrai musicien empathique : avec très peu de mots, il sait emmener un collectif de musiciens dans des domaines qu’ils ne soupçonnaient pas. C’est une très précieuse et rare alchimie. Il est aussi un musicien d’un niveau exceptionnel, il a été un très grand violoniste, il est aussi compositeur : un musicien complet. IL m’a expliqué avoir appris à jouer de chaque instrument de l’orchestre. Je n’avais jamais entendu dire qu’un chef avait fait ça. Et il n’en parle jamais. Il a une histoire très particulière : victime d’un accident jeune, la musique est devenue un temps son seul moyen de communication. De cette épreuve, je crois qu’il a gardé l’empathie, mais aussi la liberté. Il a tout sauf un rapport académique à la direction musicale. Nous allons aussi entendre ses compositions cette année au sein de la programmation, et j’en suis ravie.
Autre moment de musique contemporaine, Les Sentinelles, opéra de Chloé Lechat et Clara Olivares, créé chez vous en novembre…Ce sont de jeunes artistes méconnues, pouvez-vous nous en dire plus ?
Clara Olivares est une élève de Philippe Manoury, elle est très douée pour saisir l’intensité émotionnelle d’une situation. Les Sentinelles, ce sont quatre femmes, trois chanteuses et une comédienne, autour d’un rapport mère-fille, et d’un couple de femmes. Il y a un enfant au centre, dont les adultes ne seront pas les « sentinelles », mais plutôt l’inverse. C’est un opéra psychologique, au sens où l’on sous-entend parfois plus que l’on ne montre, pour laisser la place aux personnages.
Et puis, pour ouvrir la saison, vous invitez une troupe lyrique venue de loin, le Shanghai Kunqu, qui interprétera un grand classique chinois, Le Pavillon aux pivoines. Un dépaysement pour les spectateurs, et une rareté, non ?
Oui, qu’une troupe complète vienne ainsi d’aussi loin, ce n’est pas commun. D’ailleurs, le Ballet national de l’Opéra de Bordeaux revient d’une tournée en Chine au cours de laquelle l’on a découvert que la danse romantique française était un langage universel. Pour cette saison, j’ai choisi la forme classique la plus belle à mes yeux de l’opéra traditionnel chinois, qui date du XVIe siècle. C’est l’apogée de l’opéra chinois, au moment même où nous inventions l’opéra, avec l’Orphée et l’Eurydice de Monteverdi, eux sont au sommet. Des danseurs et des chanteurs se croisent sur scène, les costumes sont sublimes, les décors relativement sobres. L’histoire est incroyable : une jeune femme tombe amoureuse d’un jeune lettré, mais elle ne peut pas l’aimer, si ce n’est dans ses rêves. Or, à force de vivre dans ses rêves, elle meurt. Lui ne sait rien d’elle, mais lui aussi rêve d’elle. Trois ans après sa mort, il vient dans le Pavillon aux pivoines où elle rêvait de lui, s’endort, la retrouve. Il va la rechercher dans le monde des morts, et cela se termine bien. C’est un Orphée et Eurydice qui se passe bien. IL y a des moments de danse, d’acrobatie, de foule. On a cru que l’opéra classique chinois avait disparu avec la Révolution culturelle, mais ce n’est pas le cas, des institutions continuent à former les musiciens, les chanteurs à cette technique très particulière du Kunqu….C’est un patrimoine mondial exceptionnel.
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